logo-sacrements logo-sft

Site de Formation Théologique

Le sacrifice d’Isaac

Personne ne peut rester indifférent à ce récit que l’on appelle en général le « sacrifice » d’Isaac. La tradition juive parle de la « ligature » d’Isaac. Car le fils d’Abraham est lié et délié !

Une coutume

Le rite cananéen des sacrifices d’enfants s’était introduit en Israël et il était pratiqué dans la vallée de la Géhenne (hébr. biblique gē-Hinnōm « vallée de Hinnom », vallée au sud de Jérusalem, où des Juifs idolâtres offraient des enfants en sacrifice au dieu Moloch). Moloch ou Molech (mlk signifie « régner, être roi ») est une divinité dont le culte était pratiqué dans la région de Canaan selon la tradition biblique.

2 R 23,10 Il (le roi Josias : 648-609) profana le Tophèt de la vallée de Ben-Hinnom, pour que personne ne fît plus passer son fils ou sa fille par le feu en l’honneur de Molek.

Jr 7,31 Les fils de Juda ont construit les hauts lieux de Tophèt dans la vallée de Ben-Hinnom, pour brûler leurs fils et leurs filles.

Ce culte est sans rapport avec la loi du rachat des premiers-nés mâle (Exode 13,12 : tu consacreras à l’Éternel tout premier-né, même tout premier-né des animaux que tu auras : les mâles appartiennent à l’Éternel). Le verset décrivant le culte de Molech parle « des fils et des filles » qui sont « passés par le feu ».

Le sens de ces rites est aisé à saisir ; ce sont des holocaustes plus précieux que tous ceux qu’on offrait d’ordinaire. Ils créaient entre la divinité et ceux qui les offraient un lien plus fort et plus étroit que tous les autres sacrifices, car, en offrant son fils, on offrait une partie de soi-même. On se rendait parfaitement compte de l’énormité de l’acte et l’on espérait secrètement que les forces ainsi mises en jeu parviendraient à contraindre le dieu s’il ne voulait s’exécuter de bonne grâce.

Une autre idée aidait à refouler les sentiments naturels : on était convaincu que les enfants sacrifiés étaient divinisés. L’expression « faire passer au travers du feu » répond précisément à l’idée de transition de la vie terrestre à la vie divine. Plutarque nous rapporte qu’Isis, lors de son séjour à Byblos, voulant diviniser le fils de la reine Astarté, se mit à consumer peu à peu les chairs de l’enfant. L’experte magicienne était sur le point de toucher au but quand Astarté, survenant, rompit le charme et l’enfant mourut. À Tyr, on renouvelait chaque année les forces de Melqart en allumant un grand bûcher : on provoquait, disait-on, le réveil du dieu. (1 - René Dussaud, Les Sacrifices humains chez les Cananéens).

L’interdit des sacrifices humains

Les sacrifices humains sont contraires à tout l’esprit de la religion d’Israël. Ils sont condamnés par la loi :

Dt 12,31 Tu ne feras pas ainsi envers Yahvé ton Dieu. Car Yahvé a tout cela en abomination, et il déteste ce qu’elles ont fait pour leurs dieux : elles vont même jusqu’à brûler au feu leurs fils et leurs filles pour leurs dieux !

Dt 18,10 On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer au feu son fils ou sa fille, qui pratique divination, incantation, mantique ou magie.

Lv 18,21 Tu ne livreras pas de tes enfants à faire passer à Molek, et tu ne profaneras pas ainsi le nom de ton Dieu. Je suis Yahvé.

Ils sont combattus énergiquement par les prophètes. Jérémie en particulier est très virulent contre le haut-lieu de Topheth dans la vallée de Hinnom :

Jr 7,30 Oui, les fils de Juda ont fait ce qui me déplaît oracle de Yahvé. Ils ont installé leurs Horreurs dans le Temple qui porte mon nom, pour le souiller ; ils ont construit les hauts lieux de Tophèt dans la vallée de Ben-Hinnom, pour brûler leurs fils et leurs filles, ce que je n’avais point ordonné, à quoi je n’avais jamais songé. Aussi voici venir des jours oracle de Yahvé où l’on ne dira plus Tophèt ni vallée de Ben-Hinnom, mais vallée du Carnage.

On peut voir dans l’histoire du sacrifice d’Isaac (Genèse 22) une antique mise en garde contre de pareils sacrifices. Dieu a le droit de réclamer le fils qu’il a donné, mais il ne veut pas qu’il soit mis à mort ; il le fait remplacer par un bélier.

Le texte

(TOB) Genèse 22,1 Après ces événements, il arriva que Dieu mit Abraham à l’épreuve. Il lui dit : « Abraham » ; il répondit : « Me voici. » 2 Il reprit : « Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l’offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t’indiquerai. » 3 Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il fendit les bûches pour l’holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué. 4 Le troisième jour, il leva les yeux et vit de loin ce lieu. 5 Abraham dit aux jeunes gens : « Demeurez ici, vous, avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons là-bas pour nous prosterner ; puis nous reviendrons vers vous. » 6 Abraham prit les bûches pour l’holocauste et en chargea son fils Isaac ; il prit en main la pierre à feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble. 7 Isaac parla à son père Abraham : « Mon père », dit-il, et Abraham répondit : « Me voici, mon fils. » Il reprit : « Voici le feu et les bûches ; où est l’agneau pour l’holocauste ? » 8 Abraham répondit : « Dieu saura voir l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Tous deux continuèrent à aller ensemble. 9 Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva un autel et disposa les bûches. Il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel au-dessus des bûches. 10 Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils. 11 Alors l’ange du SEIGNEUR l’appela du ciel et cria : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici. » 12 Il reprit : « N’étends pas la main sur le jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu, toi qui n’as pas épargné ton fils unique pour moi. » 13 Abraham leva les yeux, il regarda, et voici qu’un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il alla le prendre pour l’offrir en holocauste à la place de son fils. 14 Abraham nomma ce lieu « le SEIGNEUR voit » ; aussi dit-on aujourd’hui : « C’est sur la montagne que le SEIGNEUR est vu. » 15 L’ange du SEIGNEUR appela Abraham du ciel une seconde fois 16 et dit : « Je le jure par moi-même, oracle du SEIGNEUR. Parce que tu as fait cela et n’as pas épargné ton fils unique, 17 je m’engage à te bénir, et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer. Ta descendance occupera la Porte de ses ennemis ; 18 c’est en elle que se béniront toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix. » 19 Abraham revint vers les jeunes gens ; ils se levèrent et partirent ensemble pour Béer-Shéva. Abraham habita à Béer-Shéva.

Le récit est probablement de tradition élohiste. Le nom de Yahvé (SEIGNEUR) est conservé par tradition dans les versets 11 et 14. Les vv. 15-18 sont une addition. Ce récit primitif racontait-il un sacrifice interrompu ou un sacrifice accompli ? Le verset 19 amène à se demander si dans la version la plus ancienne Abraham n’a pas bel et bien sacrifié Isaac. En effet, ce verset parle du retour d’Abraham qui descend de la montagne et rentre chez lui sans mentionner Isaac, ce qui paraît assez étrange et suggère une immolation consommée (2 - André Gounelle).

Le pays de Moriyya où Élohim envoie Abraham, s’identifierait à la colline où s’élèvera le temple de Jérusalem.

2Ch 3,1 Salomon commença alors la construction de la maison de Yahvé. C’était à Jérusalem, sur le mont Moriyya, là où son père David avait eu une vision.

Une mise à l’épreuve

Ce récit est présent dans les trois grandes traditions monothéistes dont l’interprétation traditionnelle est la même. Il s’agit là d’une épreuve pour jauger le degré de foi d’Abraham. Le récit met effectivement en relief la foi du patriarche. Il accrédite l’idée que Dieu demande qu’on lui sacrifie tout, même l’être le plus cher. Le premier verset présente d’emblée Dieu qui met Abraham à l’épreuve1 (v. 1). Le déroulement du récit montre où Abraham place sa foi. Et aussi qui est Dieu.

La crainte de Dieu est présente tout au long de la tradition élohiste. Selon l’Élohiste, l’épreuve est pour Dieu une façon de tester la fidélité du peuple. Mais cette mise à l’épreuve appelle de nombreuses questions. Comment Dieu peut-il demander à Abraham de sacrifier son « fils, son unique, celui qu’il aime », en vue d’éprouver sa foi ? Pour mettre Abraham à l’épreuve, Dieu ne pouvait-il pas exiger autre chose ? Que faut-il penser d’un tel Dieu ? Et que faut-il penser d’Abraham se prêtant à un infanticide pour obéir à Dieu ? N’enfreint-il pas l’ordre formel de ne pas commettre de meurtre (Exode 20,13), opposant ainsi Dieu à Dieu ? Bref, ce récit est difficile à entendre, à moins qu’Abraham ait mal compris l’ordre divin.

Interprétation2

Les commentaires du texte sont notamment tirés de Pierre Alarie (3) et de André Gounelle (2).

Le premier ordre de Élohim n’est probablement rien d’autre qu’une référence à la coutume qui contraint les pères à brûler leur premier-né. On considère, en général, que ce récit comporte une polémique contre les sacrifices d’enfants, coutume fréquente au Proche Orient et même systématique à certaines époques chez les Phéniciens. Ils croyaient en des divinités hostiles qui exigeaient qu’on leur immole les premiers-nés pour accorder au reste de la famille le droit de vivre. L’aîné représentait en quelque sorte le prix à payer pour les autres. Il rachetait ceux qui naîtraient ensuite. On a trouvé en Palestine des milliers de petites stèles triangulaires dont chacune évoque le sacrifice d’un premier né. On en a découvert également à Carthage (terre phénicienne). Sacrifier un premier-né passait pour un acte de piété non seulement normal, mais aussi nécessaire, indispensable. En conduisant Isaac à la mort, Abraham ne fait rien d’extraordinaire. Il se plie à un usage répandu, et parfois obligatoire.

Il paraît possible, voire probable que les israélites aient également immolé des enfants. Mais, très tôt, avant leurs voisins, ils ont interdit cette pratique, et ils l’ont fait en se fondant sur ce récit. Quand Abraham va tuer son fils, l’ange arrête son bras, ce qui veut dire que Dieu ne veut pas qu’on lui sacrifie les premiers-nés. Dans le second livre des Chroniques, au chapitre 33, on mentionne le roi Manassé qui a voulu introduire ou réintroduire en Israël des cultes cananéens, et probablement (une indication le laisse supposer) les sacrifices d’enfants. On pense en général que notre récit a été mis par écrit à ce moment-là pour protester contre cette pratique (Manassé, fils d’Ézéchias, a été roi de Juda durant 55 ans, dans la première moitié du VII siècle av. J.-C., après la chute de Samarie).

Un élément vient peut-être conforter ce second thème. Il s’agit de la manière dont Dieu est nommé dans ce récit. En hébreu, nous avons deux mots principaux pour Dieu. D’abord, El ou Élohim, terme générique qui désigne les divinités et qui correspond à theos en grec ou à deus en latin. Ensuite Yahwé, qui équivaudrait plutôt à Zeus ou Jupiter, un nom propre ou personnel, que les juifs déclarent imprononçable. Ils disent à la place Adonaï, c’est à dire Seigneur. Or, au début du récit, on désigne Dieu par Élohim. Quand, plus tard, l’ange intervient, le texte l’appelle « ange de Yahwe », et plus loin c’est Yahwe qui voit ou pourvoit. Alors, s’agit-il du même Dieu au début et à la fin ? Au départ, on aurait un Élohim quelconque (pourquoi pas une divinité phénicienne?) qui demanderait le sacrifice d’Isaac, et à la fin le Dieu d’Israël Yahwe qui s’interpose pour arrêter ce sacrifice.

En tout cas, il paraît hautement vraisemblable que ce récit du sacrifice interrompu d’Isaac traduit la découverte par le judaïsme qu’offrir un enfant à Dieu signifie le consacrer et non le sacrifier (André Gounelle).

Selon une ancienne tradition, suivie par la psychanalyste Marie Balmary (Le sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, 1998, Livre de poche), Dieu ne demande pas « d’immoler » et de « sacrifier » - comme le comprend Abraham -, mais de le « faire monter » (signification littérale du verbe hébreux), c’est-à-dire de l’élever vers le ciel, de le consacrer à Dieu. Du coup, le sens du récit s’éclaire : Dieu n’est pas un Dieu meurtrier, mais le Dieu qui sauve.

L’interprétation psychanalytique avance l’idée que ce récit présente un Dieu qui, pour faire comprendre à Abraham qu’il fait erreur sur la volonté divine, se comporte avec lui comme un « pédagogue ». Si, dans un premier temps, Dieu accepte d’être pris pour un Dieu idole, c’est pour mieux se révéler comme un Dieu libérateur. Car, en arrêtant le sacrifice, il libère Abraham, non seulement dans sa relation à son Dieu, mais aussi dans sa relation à ce fils qui lui a été donné dans la mouvance de l’Alliance. Le Dieu qui semblait contraindre Abraham à sacrifier Isaac, c’est, à l’évidence, le Dieu de la violence, celui de la tradition et de presque toutes les cultures anciennes, alors que le Dieu qui lui fait délier Isaac, c’est le Dieu des victimes, celui qui s’exprime au cœur des hommes libérés des lois tribales (Pierre Alarie).

Une interprétation de Clément d’Alexandrie, père de l’Église du troisième siècle :

‍« Isaac est le type du Seigneur : enfant en tant que fils – puisqu’il était le fils d’Abraham comme le Christ est le fils de Dieu – victime comme le Seigneur. Mais il ne fut pas consumé, comme le fut le Seigneur. Isaac se borna à porter le bois du sacrifice, comme le Seigneur celui de la croix. » (Paed. 1,5, 23)