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En quête d'une origine du mal

Extrait du livre 'Dieu tout-puissant, mythe ou réalité'.

Le récit de la Genèse cherche à expliquer l’origine du mal. Il rejoint le questionnement de chacun. Face à une souffrance imméritée, nous voulons une explication. Nous avons vu Job chercher un responsable et une cause à tous ses malheurs. Dieu le déboute de ses revendications, sans pour autant apporter une réponse rationnelle au pourquoi de la souffrance. Si nous sommes innocents, faut-il alors remonter le temps et rechercher un coupable aux origines de l’humanité ? Un responsable de la corruption d’une création parfaite ?

Selon les textes de la Genèse, l’origine du mal remonte à Adam et Ève personnellement responsables. Le récit, à travers ses expressions imagées, nous rappelle que le mal jaillit d’une décision humaine prise en connaissance de cause. Or qualifier un acte en termes de bien et de mal suppose une conscience et une norme éthique. À quel moment de l’histoire, l’homme a-t-il pris conscience de son existence, de celle des autres et du besoin de définir des repères éthiques pour vivre en société ? Le récit de la Genèse nous présente d’emblée un homme et une femme capables de cultiver le sol, pourvus d’un langage évolué, dotés d’une conscience et bénéficiant d’un interdit structurant. Ils se situent dans un monde déjà bien avancé avec l’expression d’une sagesse proprement humaine. Comment interpréter cette révélation du bien et du mal dans le contexte de l’évolution ?

Rappelons tout d’abord avec Jean-Paul II que les théories de l’évolution sont plus qu’une hypothèse . Le pape François prolonge cette réflexion en affirmant :

Dieu a créé les êtres et les a laissés se développer selon les lois internes qu’il a données à chacun, pour qu’ils se développent et pour qu’ils parviennent à leur plénitude. Il a donné l’autonomie aux êtres de l’univers en même temps qu’il les a assurés de sa présence permanente, donnant existence à chaque réalité. Et ainsi la création est allée de l’avant pendant des siècles et des siècles, des millénaires et des millénaires jusqu’à devenir celle que nous connaissons aujourd’hui, précisément parce que Dieu n’est pas un démiurge ou un magicien, mais le Créateur qui donne l’existence à toutes les créatures. Le début du monde n’est pas l’œuvre du chaos qui doit son origine à un autre, mais dérive directement d’un Principe suprême qui crée par amour. Le Big-Bang, que l’on place aujourd’hui à l’origine du monde, ne contredit pas l’intervention créatrice divine, mais l’exige. L’évolution de la nature ne s’oppose pas à la notion de Création, car l’évolution présuppose la création d’êtres qui évoluent.

Dans un processus d’évolution, l’émergence de l’humanité ne se forge-t-elle pas dans la prise de conscience d’être une espèce différente des autres et appelée à une vocation particulière ? Des êtres ont progressivement pris conscience de leur singularité d’homme ou de femme en comparaison avec les autres espèces et ont été capables de l’exprimer avec leur langage. Cette prise de conscience s’est faite très progressivement, à travers un processus de continuité discontinuité, de déjà là et de pas encore. L’hominisation est un long chemin où des êtres se frayent un passage au risque de la vie et de la mort. Chaque naissance hérite d’un acquis et fait un pas vers l’humanisation.

Les repères éthiques suivent le même processus. L’homme de Cro-Magnon ne connaît pas la notion de faute dans la perspective d’un discernement objectif. Tuer une personne n’est pas un crime à ses yeux. Il pense d’abord à sa survie. Il ne dispose d’ailleurs pas d’une faculté de penser et d’un langage suffisamment évolué pour distinguer le bien du mal. De nombreux millénaires s’écoulent avant que l’homme n’entende la voix de sa conscience qui lui dicte de respecter la vie d’autrui. La notion de faute naît avec la conscience.

Puis vient le temps du langage articulé où l’homme parle et reçoit la parole d’un autre, d’un Tout-Autre. Ces événements nous échappent, tant du point de vue scientifique que sur le plan moral, tout particulièrement en ce qui concerne la première faute. Remonter à une situation antérieure à la première faute est illusoire.

Un jour, sans possibilité de déterminer lequel, l’humanité prend conscience du caractère dramatique de la souffrance et de la mort. Nous avons déjà souligné que la mort est une donnée naturelle inhérente au vivant. Rajoutons que des « pré-hommes » sont nés, ont souffert et sont morts ; d’autres espèces ont disparu bien avant l’apparition de l’humanité. La mort appartient au cycle de la vie. L’humanité apparaît dans un monde de souffrance et de mort. Les yeux s’ouvrent progressivement sur ces événements tragiques de la vie. Contrairement à l’animal qui le sent par instinct, l’humanité le sait. Grâce au développement du cerveau et à l’émergence du langage, elle peut le penser, le parler et questionner celui qui est à l’origine de la vie. Ce n’est pas la mort qui entre dans le monde, mais la conscience de son caractère dramatique. D’un côté sommeille l’aspiration à vivre dans un jardin idyllique sans ronces et sans la mort ; de l’autre sévit une continuelle lutte face aux épreuves inhérentes à toute forme de vie.

Quant à la notion de péché, elle ne se conçoit qu’au regard d’une relation à Dieu, et par conséquent d’une révélation. La faute est devant les hommes alors que le péché est devant Dieu :

Le péché est une notion religieuse. Il est toujours devant Dieu et devant Dieu qui interpelle. En ce sens, il n’y a de péché que pour celui qui croit. D’où la différence avec la faute. Celle-ci est devant les hommes, elle concerne le domaine éthique. Le péché n’a de sens qu’au niveau de la relation de l’homme à Dieu. Le chrétien ne peut le déterminer qu’en allant à la personne de Jésus, à son dire, à son faire, confessés dans la foi comme parole de Dieu (Pierre REMY).

Le péché devant Dieu implique une conscience du divin et une alliance. Les premières divinités prennent l’aspect du feu, de l’orage et de toutes les forces cosmiques que l’homme n’est pas en mesure de comprendre. Qui lui inspire cette divinisation, sinon Dieu qui parle un langage audible pour l’homme qui ne connaît rien aux forces de la nature ? Dieu se révèle avec la discrétion qui sied au temps de l’histoire. Mille ans sont comme un jour aux yeux de Dieu (2P 3,8). Dieu parle depuis toute éternité ; « Dieu dit » dès le commencement de l’univers. Mais un jour des êtres ont été en capacité d’entendre cette parole et de l’accueillir comme une parole d’alliance. Le péché entre dans le monde le jour où l’homme décide de rompre sa relation à Dieu. Tout comme pour la faute, situer cet événement dans le temps est impossible :

Le premier péché échappe à toute saisie objectivante de type scientifique qui le situerait à un moment précis de l’histoire des vivants (Jean-Michel MALDAMÉ).

Le péché traduit une rupture de l’alliance que Dieu conclut avec l’humanité. Il suppose donc une révélation de cette alliance. Le récit de la création en constitue le prologue. Il l’inaugure en posant les fondements de la relation entre Dieu et l’humanité. Comme nous l’avons vu, l’interdit originel est une « parole entre » pour que l’humanité puisse vivre de la vie de Dieu. La désobéissance brise cette parole et entraîne l’humanité dans une chute vers le mal. La révélation de l’alliance énonce toujours les deux voies, le bien ou le mal, le bonheur ou le malheur, la vie ou la mort. Le péché suit la seconde voie. C’est la parole de Dieu sur le péché et la foi en cette parole qui révèlent le péché en nous. Une parole bien particulière fait la lumière en nous : le pardon. Le pardon, plus encore que la loi impersonnelle, éclaire nos ténèbres intérieures. Comme nous le verrons dans le dernier chapitre, le pardon nous libère du poids du péché et nous invite à une réconciliation.

La Genèse ne parle ni de péché ni de pardon. Mais elle résume en quelques instants, sous forme symbolique, la révélation de la mesure du bien et du mal ainsi que la décision de ne pas suivre sa conscience. Elle décrit la désobéissance à la voix intérieure qui est parole de Dieu. La Genèse ne parle pas davantage de la transmission du mal. Chacun fait ce douloureux constat de trouver le mal en venant au monde. Nous naissons à la fois dans un état d’innocence et en situation de victime. Appartenant à la nature humaine, nous sommes confrontés à la souffrance et à la mort. Par nos décisions, nous nous rendons complices du mal ou acteurs du bien. Le seul fait de venir au monde nous introduit dans une inclination au mal et une aspiration au bien. Tel est le sort de toute l’humanité depuis les origines. Paul Ricoeur, à travers la figure du serpent, voit dans le mal une partie de la connexion interhumaine :

Le serpent figure d’abord cette situation : dans l’expérience de l’homme chacun trouve le mal déjà là, nul ne le commence absolument ; si Adam n’est pas le premier homme au sens naïvement temporel du mot, mais l’homme exemplaire, il peut figurer à la fois l’expérience du « commencement » de l’humanité avec chacun et l’expérience de la « suite »`des hommes ; le mal fait partie de la connexion interhumaine, comme le langage, comme l’outil, comme l’institution ; il est transmis ; il est tradition et non pas seulement événement ; il y a ainsi une antériorité du mal à lui-même, ce que chacun trouve et continue en commençant, mais en commençant à son tour ; c’est pourquoi dans le jardin d’Éden le serpent est déjà là (Paul RICOEUR).

Nous sommes tous marqués par le mal parce que solidaires dans l’histoire. Le mal est transmis parce que l’humanité ne fait qu’un au sein d’une même génération et à travers les générations :

Le mal est donc largement « transmis ». Il est tradition et non pas seulement le fait de chacun. Cette solidarité culturelle et historique est indissociable de la solidarité biologique et humaine de la succession des générations. De cet état de choses, personne ne peut se considérer comme indemne. Nous constatons que péché est contagieux. Les mauvais exemples sont vite suivis. On ne pèche donc jamais pour soi tout seul. On ne pèche jamais sans conséquence pour les autres (Bernard SESBOÜĖ).

Nous pouvons comparer l’émergence de l’humanité à la naissance et la croissance d’un enfant. Celui-ci vient au monde sans idée du bien et du mal. Il naît totalement innocent aussi bien au regard de Dieu que des hommes. Il découvre le monde sans appréhension au risque des épreuves. Il se développe et évolue en fonction des lois biologiques et aussi de ce qu’il reçoit. Mais sommes-nous capables de déterminer des instants de ruptures au sein de notre propre croissance ? À quel âge avons-nous pris conscience de nous-mêmes ? Quand avons-nous été capables de juger de la valeur d’un acte en termes de faute et plus encore en termes de péché ? Sans doute pouvons-nous répondre par une approximation, mais l’origine nous échappe.

L’image de l’enfant nous aide aussi à comprendre la solidarité dans le bien comme dans le mal. L’enfant dans son innocence originelle ne demande qu’à recevoir de l’amour. C’est là sa vocation originelle. Mais sans amour, comment naître à l’amour ? Celui qui a reçu un sourire en donnera ; celui qui a été aimé aimera. À l’inverse, celui qui n’a connu que la violence risque de reproduire ce schéma à l’âge adulte. Briser la spirale de la violence est un chemin difficile. Tim Guénard, dans son premier livre « Plus fort que la haine » raconte comment, enfant battu devenu délinquant, il est parvenu à se libérer de la haine. Il s’est délié des chaînes du mal. L’amour a effacé son désir de vengeance.

Nous sommes solidaires dans le bien comme dans le mal, parce que nous sommes des êtres de relation. Nous sommes liés à nos parents et à nos enfants par les lois de la natalité. Nous sommes liés à nos amis, à nos voisins et à toute la communauté à travers nos relations amicales, nos loisirs, nos activités professionnelles. Chaque mot et chaque geste adressés à quelqu’un tissent des liens. L’humanité ne fait qu’un et chacun de nous est appelé à cultiver le jardin d’Éden.