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Remettre les dettes

Des six demandes du Notre Père, celle-ci est la seule où se manifeste une réciprocité entre les hommes. C’est la seule action humaine que Jésus demande de vivre entre nous. C’est la demande la plus morale ou la plus éthique de tout le Notre Père.

Dettes ou offenses

La Vulgate : Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.
Traduction littérale : Et remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs.
La traduction liturgique de la Bible : Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs (Mt 6,12).
Liturgie : Et pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé.

La liturgie exprime le "pardon des offenses" alors que le texte original parle de "remise de dettes". Quel est le sens de ces mots ?

Selon le Larousse :
Dette = Somme d'argent que l'on doit à quelqu'un à qui on l'a empruntée. Obligation morale, fait de se sentir lié à quelqu'un, à un groupe, par le devoir : J'ai une dette de reconnaissance envers lui.
Offense = Parole, action qui blesse quelqu'un dans sa dignité, dans son honneur. Faute, péché qui offense Dieu.

Luc combine la notion de péché et de dette : Remets-nous nos péchés (ἁμαρτίας - hamartias), car nous-mêmes remettons à quiconque nous doit. Le péché est une dette dans le sens où il représente un manquement à l’obéissance qui est due à Dieu.

Le mot "dette" comporte une résonnance contractuelle, économique et comptable. Dans le Nouveau Testament, on trouve ce sens dans Matthieu 18 dans la parabole du serviteur qui devait de l’argent à son maître et qui avait lui-même un débiteur ; chez Luc celle de l’intendant malhonnête, où il est également question de dettes d’argent. Dans Luc 7,41 on retrouve le même sens : un créancier remet des dettes à un gros débiteur et à un petit . Il y a quelques exemples d’extension de sens où on est ‘débiteur’ de ce qu’on doit faire selon la loi morale. On voit même l'homme et la femme être débiteurs l'un envers l'autre (1Co 7). Mais Il est en revanche très rare de voir employés ces mots avec une connotation de péché ou de faute, sauf dans l'épisode de Siloé (Lc 13).

Lc 7,41 Un créancier avait deux débiteurs ; l'un devait cinq cents deniers, l'autre cinquante.
Mt 18,24 L'opération commencée, on lui en amena un qui devait dix mille talents
Ro 4,4 A qui fournit un travail on ne compte pas le salaire à titre gracieux : c'est un dû
Ro 8,12 Ainsi donc, mes frères, nous sommes débiteurs, mais non point envers la chair pour devoir vivre selon la chair
Lc 13,4-5 Ou ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a tuées dans sa chute, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les hommes qui habitent Jérusalem ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne voulez pas vous repentir, vous périrez tous de même
1Co 7,3 Que le mari s'acquitte de son devoir envers sa femme, et pareillement la femme envers son mari

Commentaire de Pierre de Lauzun. Il apparaît donc qu’entre personnes humaines la ‘dette’ qu’on appellera morale est d’un autre ordre que la dette matérielle. C’est une ‘dette’ unilatérale : il faut donner ou, si l’on veut, rendre, mais sans lien avec un bénéfice reçu au préalable, sans constitution de créance au profit de l’autre défini précisément, et bien sûr sans attendre un résultat précis. C’est une dette sans origine ni limite.

Avec Dieu le problème se modifie et se précise. Nous avons en effet évidemment des devoirs envers Dieu. Mais ici la dette est clairement constituée, puisque nous Lui devons tout. Un passage de saint Augustin utilise par exemple explicitement ce vocabulaire. Or cette expression de ‘devoir tout à quelqu’un’ a deux sens : d’un côté elle se réfère à ce qui a été reçu, et alors en l’espèce c’est clair , puisque c’est Lui qui nous a tout donné. D’un autre côté, dans l’autre sens de cette expression, elle nous dit ce que nous devons faire : que Lui devons-nous au juste, c’est-à-dire : qu’est-ce qu’il est de notre devoir de Lui donner en retour ? Mais nous savons en termes généraux ce qu’il attend de nous : c’est de répondre à Son amour, de nous ouvrir à Lui, de faire Sa volonté. Vu donc sous les deux angles, il y a bien ici d’une certaine façon une ‘dette’ au sens propre, financier, de façon beaucoup plus exacte qu’entre personnes humaines. Il nous a tout donné et nous Lui devons (donc aussi à nos frères) de donner.

Ceci dit, là encore le terme paraît rencontrer ses limites. D’abord son objet n’est pas principalement matériel. En outre et surtout, il n’est pas borné et maîtrisable. C’est la seule ‘dette’ qui augmente quand on cherche à la ‘rembourser’, puisqu’on la ‘paye’ avec ‘l’argent’ du créancier…Plus profondément la réalité est alors qu’on ne cherche pas à la ‘rembourser’ au sens propre, c’est-à-dire à dénouer le lien avec l’autre partie, tout au contraire. Ce qui veut dire qu’une telle relation à Dieu est à la fois une relation de ‘dette’ puisque c’est vrai que nous Lui devons tout ; et en même temps un appel à une relation tout différente, où précisément la notion de dette calculée disparaît. Le point ultime est une situation où le calcul disparaît complètement.

Mais alors pourquoi ce mot de dette dans le Pater et pas celui de péché ? Sans doute parce que le terme de dette implique une relation, plus que celui de péché. Les mots désignant le péché (peccatum, mais c’est vrai aussi du grec) veulent dire à l’origine erreur, faute. Ce qui n’implique pas en soi que la faute soit commise par rapport à quelqu’un. S’il y a dette en revanche, ce quelqu’un existe et est reconnu. Or dans cette prière, par excellence nous nous adressons au Père. Le mot dette, parce qu’il implique une relation, et une relation d’échange, et surtout, pour nous, de don reçu, est alors le plus adapté. En résumé, il y a dette chaque fois que nous bloquons dans le péché le libre retour du don divin, par un calcul mesquin qui introduit un manque et corrélativement un dû, notamment envers une Personne, Dieu d’abord, nos frères et nous-mêmes ensuite.

La dette concerne l'alliance entre Dieu et l'humanité, entre Dieu et chacun de nous. Je suis en dette parce que je ne ratifie pas l'alliance que Dieu me donne. Je suis pécheur, parce que je rompt la relation avec Dieu. Dette et péché ont ceci en commun : la rupture d'une alliance. Si la première est contractuelle, la seconde est morale; le première est juridique, la seconde religieuse. Mais les deux engagent notre foi.

En tant qu'image de Dieu, je suis débiteur d'une dette spirituelle. Je suis en dette d'amour.

Une dette écologique

Le principe de la solidarité implique que les hommes de notre temps cultivent davantage la conscience de la dette qu’ils ont à l’égard de la société dans laquelle ils sont insérés: ils sont débiteurs des conditions qui rendent viable l’existence humaine, ainsi que du patrimoine, indivisible et indispensable, constitué par la culture, par la connaissance scientifique et technologique, par les biens matériels et immatériels, par tout ce que l’aventure humaine a produit. Une telle dette doit être honorée dans les diverses manifestations de l’action sociale, de sorte que le chemin des hommes ne s’interrompe pas, mais demeure ouvert aux générations présentes et futures, appelées ensemble, les unes et les autres, à partager solidairement le même don. Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise concernant la solidarité, n°195.

Comme nous aussi remettons

Le pardon revient avec insistance dans toute la bible, comme s'il constituait un pilier de la vie quotidienne.

Eccl 28,3-7 Quoi! Un humain garde rancune à un autre humain et il demande à Adonaï de le guérir? Il est sans miséricorde pour un autre homme, son semblable, et il supplie pour ses propres péchés! S'il garde rancune, lui faible et pécheur, qui lui obtiendra pardon ? Souviens-toi de ta fin, et cesse de haïr pense à la mort... Souviens-toi des commandements et ne garde pas rancune à ton prochain, pense à l'Alliance du Très-Haut et oublie l'offense

Mt 6,14-15 Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi. Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne pardonnera pas vos fautes

Mt 18,22 Jésus précise qu’il faut pardonner « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » par jour (une fois toutes les trois minutes)

Mt 5,23-24 Si tu présentes ton offrande sur l'autel et que là, tu te souviennes que ton frère a quelque grief contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère, et alors viens présenter ton offrande

Mt 7,2 La mesure avec laquelle vous mesurez servira pour vos mesures 1 Jn 4,20 Celui qui prétend aimer Dieu et qui n'aime pas son frère est un menteur !

Ep 4,32 Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ

Col 3,13 Pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonné : faites de même

Sainte Thérèse d’Avila : « Notre capacité à accueillir et à nous laisser transformer par la miséricorde divine, est conditionnée par notre manière de pardonner nous-mêmes à ceux qui nous ont fait du tort. En refusant de pardonner, notre cœur se rend imperméable à l’amour miséricordieux du Père ».

Le « comme nous pardonnons aussi » n’est pas l’étalon de la miséricorde de Dieu mais le fruit nécessaire des pardons déjà reçus. A vrai dire, aucun d’entre nous ne pourrait pardonner s’il n’avait déjà été pardonné. Si nous sommes vivants aujourd’hui, c’est parce que nous avons été mis au monde mais plus encore parce que notre naissance a été confirmée par tous les pardons qui nous ont été prodigués par nos parents et tous ceux qui nous aimaient assez pour vouloir notre vie plutôt que notre mort. Vivre des pardons entre nous, consiste bien souvent à honorer la dette de la vie que nous avons contractée auprès de tant d’autres personnes (Bruno Feillet)

Pour prolonger la réflexion sur le pardon