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Le sacré

Étymologie

Le terme « sacré » est issu de la racine sanscrite sak. Il implique une séparation et une transcendance. Dans la langue hébraïque, la racine QDS donne qadosh et qodesh, duel qui désigne le sacré dans l’Ancien Testament. La racine de base sémitique QD signifie « couper », « diviser », « séparer ». « Est qadosh ce qui est séparé : Yahvé, séparé de sa création, transcendant ; les choses et les hommes, séparés de l’usage profane et transférés dans le domaine du divin. » La racine QDS a donné hagios et hieros en grec, puis sacer et sanctus en latin, enfin sacré et saint en français.

L’idée de séparation est ainsi originairement ancrée dans le sacré, et donnera par la suite la notion de consécration d’une chose à l’origine ordinaire à une réalité différente, d’ordre divin, digne de respect et de vénération, notion présente dès les textes akkadiens et dans l’Ancien Testament. Pensons au célèbre épisode du « Buisson ardent » (Exode III), où Yahvé apparaît à Moïse sur la montagne de l’Horeb qui est une terre consacrée, propriété exclusive de Dieu, ce que reconnaît Moïse en se déchaussant, signe de respect vis-à-vis de la montagne de Dieu :

Ex 3,5 Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.

Par cette injonction, Dieu marque la différence entre ce lieu sacré, propriété de lui-même, et les lieux profanes. Toute la montagne est qadosh, à cause de la présence de Dieu, mais seul le buisson ardent, d’où parle Yahvé, est interdit d’approche. Est donc « saint » ou « sacré » ce qui appartient en propre à Dieu, comme la montagne de l’Horeb, ou le Temple, réservé au service de Dieu et à son culte exclusif.

Le mot sémitique qodesh, « chose sainte », « sainteté », désigne les objets interdits au toucher, dont on n’approche que si l’on s’est purifié auparavant. Dans l’Ancien Testament, la « sainteté » est définie en Dieu lui-même, qui est source de toute sainteté, elle met à part les personnes, objets et lieux qui deviennent « sacrés ». C’est Dieu qui a l’initiative de rendre sacrés les lieux, les objets, les êtres, pour permettre une rencontre de l’homme avec lui : la séparation nécessaire des choses sacrées n’est pas une finalité, mais un moyen tendu vers la fin ultime de la rencontre, de la présence de Dieu à l’homme. Ainsi, la séparation devient-elle consécration à Dieu.

Jean-Jacques Wunenburger montre dans son étude - Le sacré, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », n° 1912 - que le sacré recouvre deux champs sémantiques délimités par les termes de « sacré » et de « saint » : dans les langues indo-européennes, le sacré est désigné par un couple (qadosh et qodesh en hébreu, hagios et hiéros en grec, sacer et sanctus en latin), qui détermine deux possibilités de sens : d’une part, la manifestation du divin en soi, à travers des signes surnaturels réservés aux seuls dieux (le sacré, institué par la divinité), d’autre part, l’institution humaine de lieux ou d’objets sacrés, par un acte de séparation (le saint, séparé du profane par l’homme). La présence de signes surnaturels ou d’un acte de séparation implique une médiation : le sacré est toujours une représentation partielle et symbolique de Dieu ou du religieux. Ce caractère symbolique constitue l’essence du sacré, mais aussi sa profonde ambivalence. C’est la raison pour laquelle les arts en général, la musique en particulier, par leur essence symbolique et leur finalité médiatrice, se prêtent si volontiers à des représentations du sacré. (1).

Le sacré et le profane

Nous faisons l’expérience du sacré face à une transcendance, face à une puissance mystérieuse qui nous saisit et nous fascine. Le dictionnaire Le Robert définit le sacré en ces termes :

Qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable (par opposition à ce qui est profane et fait l’objet d’un sentiment de révérence religieuse).

Le sacré désigne quelque chose qu’on ne peut toucher comme le suggère l’expression « c’est tabou ».

L’origine latine du mot sacré, sacer, renvoie a ce qui est dédié aux dieux, tandis que le profane, profanus, désigne ce qui se trouve hors du temple1. La religion (du latin religare) nous autorise à relier le profane et le sacré. Pour Émile Durkheim :

Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses profanes étant celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières. La relation (ou l’opposition, l’ambivalence) entre Sacré et Profane est l’essence du fait religieux.

Selon l’expression de Rudolf Otto, le sacré désigne la manifestation du « tout autre2 », c’est-à-dire d’une réalité transcendante qui n’appartient pas au monde immanent ou profane. Est sacré ce qui est pris dans une enceinte délimitée et se trouve par là distingué de tout ce qui est extérieur à cette limite. L’enceinte du temple, de l’église, de la mosquée ou de la synagogue fixe la limite du sacré. L’intérieur est régi par des règles particulières, par exemple le silence ou la tenue vestimentaire. Le lieu de culte constitue une ouverture vers le monde sacré.

Pour Mircea Eliade, c’est autour de la conscience de la manifestation du sacré que s’organise le comportement de l’homo religiosus. Découvrir la dimension sacrale du monde est le propre de l’homo religiosus, pour qui le profane n’a de sens que dans la mesure où il est révélateur du sacré. La relation entre le sacré et le profane n’est pas d’opposition, mais de complémentarité, car le profane est vu comme une hiérophanie.

On insistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus élémentaire. En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacré reste une pierre ; apparemment (plus exactement : d’un point de vue profane) rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle. En d’autres termes, pour ceux qui ont une expérience religieuse, la Nature tout entière est susceptible de se révéler en tant que sacralité cosmique. Le Cosmos dans sa totalité peut devenir une hiérophanie… (2)

Tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent. Lorsque à Caran, Jacob vit en songe l’échelle qui atteignait le ciel et sur laquelle les anges montaient et descendaient, et entendit le Seigneur au sommet, qui disait : « Je suis l’Éternel, le Dieu d’Abraham », il s’éveilla saisi de crainte et s’écria : « Combien ce lieu est redoutable ! C’est bien ici la maison de Dieu : c’est la porte des cieux ! » Il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il l’érigea en monument, et il versa de l’huile sur son sommet. Il appela cet endroit Béthel c’est-à-dire « Maison de Dieu » (Gn 28,12-19). Le symbolisme contenu dans l’expression « Porte des cieux » est riche et complexe : la théophanie consacre un lieu par le fait même qu’elle le rend « ouvert » vers le haut, c’est-à-dire communiquant avec le Ciel, point paradoxal de passage d’un mode d’être à un autre (3).

Le numineux

Le sacré désigne aussi tout ce qui est révélateur d’une transcendance, c’est-à-dire l’ensemble des réalités qui échappent à l’expérience sensible et rationnelle.

Dans son étude sur le sacré (Das Heilige, 1917), Rudolf Otto définit l’expérience de Dieu comme numineuse (du latin numen, « de nature divine »). Il s’agit d’une expérience où se mêlent la crainte et l’irrationnel.

Qui n’est pas fasciné par les manifestations des forces de la nature, même si la science explique ces phénomènes naturels ? Pour les gens de l’Antiquité en général et donc les Hébreux, ces phénomènes traduisaient la présence agissante des dieux, la majesté et la puissance de Yahvé. Il était donc normal d’éprouver de la crainte pour Dieu qui maîtrise les éléments de la nature. Du même coup, l’être humain ne peut que reconnaître sa fragilité et sa petitesse, et se tourner vers Dieu avec des sentiments d’adoration et d’émerveillement.

Le numineux désigne la puissance agissante de Dieu que Rudolf Otto décrit comme mysterium tremendum et fascinans. Le sacré est ce qui à la fois nous effraie et nous fascine face au « tout-autre » ; donc une inquiétude à s’en approcher trop et pourtant un désir, voire un impératif à vouloir le connaître.

Le sacré se manifeste toujours comme une réalité d’un tout autre ordre que les réalités naturelles. Le langage peut exprimer naïvement le tremendum, ou la majestas, ou le mysterium fascinans par des termes empruntés au domaine naturel ou à la vie spirituelle profane de l’homme. Mais cette terminologie analogique est due justement à l’incapacité humaine d’exprimer le ganz andere : le langage est réduit à suggérer tout ce qui dépasse l’expérience naturelle de l’homme par des termes empruntés à celle-ci même (4).

Le numineux se caractérise à travers quelque chose de tout autre qui dépasse les forces de la nature ; il ne ressemble à rien d’humain ou de cosmique. L’homme éprouve un sentiment de petitesse, comme poussière et cendre :

Gn 18,27 : Abraham reprit, et dit : Voici, j’ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poudre et cendre.

Sacrement : un serment sacré

Le mot « sacrement » traduit le mot grec « mystérion » qui désigne une réalité secrète. Le mot grec mysterion provient probablement du verbe « muein » qui signifie « fermer la bouche », comme l’indiquent les mots français « mutisme » et « muet ». Dans le Nouveau Testament, « mystère » est un terme technique de théologie. Dans l’Ancien Testament, le mot n’apparaît que dans les livres tardifs comme Sagesse, Sirac, Tobie et Daniel. Ce terme désigne en matière profane une délibération et un plan de guerre du roi (Jdt 2.2). Et en matière religieuse, il désigne le dessein créateur de Dieu sur le monde et la révélation que Dieu en fait (Dn 2.19). Pour les premiers chrétiens, ce terme désigne : « le dessein secret de Dieu qui veut sauver l’homme et qui se révèle progressivement ».

Sg 6,22 Ce qu’est la Sagesse et comment elle est née, je vais l’exposer ; je ne vous cacherai pas les mystères (sacramenta), mais je suivrai ses traces depuis le début de son origine, je mettrai sa connaissance en pleine lumière, sans m’écarter de la vérité.

Lc 8,10 Il répondit : Il vous a été donné de connaître les mystères (musterion) du royaume de Dieu ; mais pour les autres, cela leur est dit en paraboles, afin qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils ne comprennent point.

Eph 1,9-10 : Il nous a fait connaître le mystère (sacramentum) de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. Eph 3,4 : C’est par révélation que j’ai eu connaissance du mystère (sacramentum) sur lequel je viens d’écrire en peu de mots. En les lisant, vous pouvez vous représenter l’intelligence que j’ai du mystère de Christ.

Le mot « sacrement » vient du latin : sacramentum qui revêt une double signification :

a) Celle de caution (en nature ou en argent) déposée au temple par chacune des deux parties en procès. Pour soutenir leur cause dans un procès, les plaideurs prononçaient un serment solennel entre les mains du Pontife, en apportant en dépôt un « sacramentum » aux dieux : de l’argent, un titre bancaire, un avoir... Le dépôt de celui qui perdait son procès était confisqué.

b) Celle de serment. Le légionnaire prononçait un « serment sacré » par lequel il s’engageait à servir l’État pendant 25 ans, en échange d’un « fundus » - propriété personnelle - gagné sur les terres conquises. Dans l’Église primitive, le sacramentum, est le « serment sacré », que le catéchumène prononce avant de recevoir le baptême. La formule rituelle était : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres, et je m’attache à Jésus-Christ ».

C’est Tertullien qui a donné au terme de sacramentum son sens chrétien. Il applique non seulement à de nombreux signes prophétiques de l’Écriture (bois, nom de Jésus…), mais également à l’eucharistie ( sacramentum eucharistiae ou sacramentum panis et vini), et surtout au baptême.

Le passage du mysterion grec au sacramentum chez les latins plutôt qu’au mysterium entraîne petit à petit en ces débuts du christianisme vers une compréhension plus juridique chez les latins.

Dans une église persécutée, les sacrements chrétiens sont marqués par l’engagement vis-à-vis du Christ. Un engagement qui peut coûter la vie. Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie vers 112 écrit ainsi à l’empereur Trajan :

Les chrétiens avaient l’habitude de se réunir à jour fixe avant le lever du soleil, de chanter entre eux alternativement un hymne au Christ comme à un dieu, de s’engager par serment non à perpétrer quelque crime, mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne pas manquer à la parole donnée, à ne pas nier un dépôt réclamé en justice ; ces rites accomplis, ils avaient coutume de se séparer et de se réunir encore pour prendre leur nourriture qui, quoi qu’on en dise, est ordinaire et innocente.

Le mythe, une histoire sacrée

Le « mythe » est habituellement compris comme une histoire fausse, inventée de toute pièce, une fable, une invention, une fiction, un mensonge finalement. Mircea Eliade, suite à ces recherches ethnologiques, nous donne une tout autre définition du mythe :

Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements ». Autrement dit, le mythe raconte comment grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution (5).

Le mythe désigne alors « tradition sacrée, révélation primordiale, modèle exemplaire ». Le mythe nous concerne personnellement et le temps sacré peut être réactualisé par des rites appropriés. Ainsi le rite du sacrement de mariage célèbre le mythe de la création d’Adam et Ève7. Si l’on conserve au mythe le sens rigoureux de « récit sacré rendant compte du mystère des origines », le mot s’applique aux textes de la Genèse. Le récit de la Création n’appartient à aucune des périodes de la préhistoire, mais au temps des commencements qui est justement l’apanage du mythe.

Mais raconter une histoire sacrée équivaut à révéler un mystère que seuls les dieux connaissent. L’homme ne peut y accéder que par révélation.

Le retour du sacré

Depuis plusieurs décennies, on note une résurgence de religiosité et une redécouverte du sacré. Si à la suite de Vatican II, l’Église a voulu aller dans le monde en s’adaptant à celui-ci, aujourd’hui on constate un repli identitaire. Le retour de la soutane en est un des symboles les plus visibles (6).

L’analyse de Dom Karl Walner – Quand le sacré devient profane et le profane devient sacré – nous offre des clés de lecture de ce changement (7).

La dignité, la majesté, la solennité, le sens du rite, toutes ces choses qui allaient de soi dans l’Église au cours des siècles passés, mais qui ont été gravement négligées depuis les années 1960 dans un mouvement de sécularisation totalement inédit, sont à présent « découvertes » dans le monde profane, et intégrées à ce contexte comme une grande nouveauté. Ces « liturgies du divertissement » ont pour but de créer des tensions émotives, du bien-être et de l’amusement : c’est-à-dire un bonheur terrestre fait d’émotions mises en scène. Sauf que, dans ce contexte de sacralité profane, cette manifestation s’est transformée en un culte de la personnalité et une affaire de starisation.

Expérimenter la notion de sacré, c’est vivre la mise en place d’une séparation, d‘un contraste. Il s’agit d’une notion subjective, d’un sentiment, d’une constante fondamentale de la psychologie humaine. Qui n’a pas senti monter en lui une poussée de respect et d’émotion lors d’un moment musical fort et solennel, dans un espace dont l’architecture se caractérise par la hauteur et la symétrie ? Qui ne s’est pas senti vibrer en participant à une gestuelle codée et inhabituelle, à une manifestation d’unité, de connivence, au sein d’une foule nombreuse ? Le bien-être donne alors la chair de poule !

L’expérience du sacré est plus fondamentale que la notion de divinité. Cela signifie que la religiosité est constituée en premier lieu par le fait de se laisser toucher par l’existence de quelque chose qui échappe à notre quotidien, par une certaine pureté, une certaine majesté, quelque chose qui force le respect, quelque chose d’inattendu… C’est seulement à partir de ce ressenti que l’homme s’interroge sur l’origine de ce sentiment, sur Dieu.

Historiquement parlant, les premières actions à connotation religieuse de l’homme ne s’adressaient pas à un dieu personnel. Elles étaient plutôt le reflet d’un ressenti : se sentir concerné, touché, par une certaine majesté, par ce qui est autre, par ce qui est au-delà des frontières, par ce que nous pouvons appeler un « sacrum ». Cette constante fondamentale du sentiment religieux devra attendre le christianisme pour être purifiée et magnifiée. En effet, dans cette fascination, va soudain se révéler un « Dieu » personnel, une personne qui, en Jésus-Christ, aura même une existence concrète, historique auprès des hommes, et qui par l’Esprit Saint habitera le cœur de l’homme.

Répétons-le : le besoin de se sentir impressionné par quelque chose qu’il ressent comme « sacré », au point d’en attraper la chair de poule, est fondamental pour l’homme : car l’homme est prédestiné au sacré. Si dans nos églises nous ne cultivons plus les notions de sacré, de dignité, si nous oublions le « tremendum » et le « fascinosum », il faudra nous attendre à ce que la psychologie humaine aille chercher ailleurs de quoi satisfaire son besoin de trembler devant une majesté. Si nous dégradons nos célébrations liturgiques au rang de simples cérémonies mondaines, si nous les banalisons, il ne faudra pas nous étonner de voir les gens satisfaire ailleurs leur besoin inné de lieux sacrés, de rites sacrés, de symboles sacrés, de textes sacrés et de personnes à vénérer.

L’homme, ouvert à la transcendance, a besoin de « tremendum » et de « fascinosum ». Si la religion ne lui procure plus de frissons, il se mettra à sacraliser son environnement profane, à idolâtrer n’importe quoi.