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Donner du sens

Finalement, quand deux êtres s’étreignent, ils ne savent ce qu’ils font ; ils ne savent ce qu’ils veulent ; ils ne savent ce qu’ils cherchent ; ils ne savent ce qu’ils trouvent. Que signifie ce désir qui les pousse l’un vers l’autre ? Est-ce le désir du plaisir ? Oui, bien sûr. Mais pauvre réponse ; car en même temps nous pressentons que le plaisir lui-même n’a pas son sens en lui-même : qu’il est figuratif. Mais de quoi ? Nous avons la conscience vive et obscure que le sexe participe à un réseau de puissances dont les harmoniques cosmiques sont oubliées, mais non abolies ; que la vie est bien plus que la vie ; je veux dire que la vie est bien plus que la lutte contre la mort, qu’un retard de l’échéance fatale ; que la vie est unique, universelle, toute en tous et que c’est à ce mystère que la joie sexuelle fait participer ; que l’homme ne se personnalise, éthiquement, juridiquement, que s’il replonge aussi dans le fleuve de la Vie —telle est la vérité du romantisme comme vérité de la sexualité. Paul Ricœur, La merveille, l’errance, l’énigme, Esprit, 1960, pp. 1674-1675.

Le sens est le rapport entre deux entités : l’acte et l’objectif. L’homme et la femme se donnent l’un à l’autre (acte) pour s’aimer (objectif). Le sens est l’orientation fixée par le don pour atteindre l’amour.

Un événement qui n’a pas de sens est un événement pour lequel il n’est pas possible de définir un objectif ou une visée ultime, et donc de rapport entre le don et l’amour. La difficulté réside tout d’abord dans la définition de l’objectif et donc du sens dans sa globalité. Fixer une visée ultime consiste à ne pas enfermer un acte dans la subjectivité de son essence, mais à lui assigner une orientation extrinsèque à lui-même. La caresse n’a pas de sens en elle-même, pour elle-même. La visée ultime de la caresse n’est pas la caresse. Un tel acte serait un non-sens. La caresse a plusieurs objectifs : entrer en contact, faire naître le plaisir, appeler et attendre en retour, etc. De même, le plaisir pour le plaisir ne mène à rien, sinon à la mort du plaisir. La finalité de l’acte appelle à une ouverture vers l’autre. La détermination de la finalité est à chercher ailleurs que dans l’acte initial.

La difficulté ressort ensuite dans la délimitation des actes à accomplir pour atteindre l’objectif. Tous les actes ne répondent pas à un l’objectif d’amour fixé originellement. De multiples actes permettent de l’atteindre ou de s’en détourner. L’union des corps est précisément un acte d’amour qui peut se transformer en captation narcissique et donc tuer le sens fixé par l’échange des consentements.

La définition de l’objectif et des actes pour l’atteindre ressort de la rencontre, du « nous » qui fonde le rapport entre le « je » et le « tu ». Le sens n’appartient ni à l’homme ni à la femme. Aucun ne dispose de la souveraineté de décision pour définir unilatéralement le rapport entre un acte et un objectif.

Il est essentiellement intersubjectif. Il sourd entre je et tu, et aucun des deux protagonistes n’en est le maître. Le sens du don, par exemple, m'échappe, de même que je ne suis pas à l'origine de ce que j'accueille. C'est à l'autre, en dernier ressort, qu'appartient le sens du don, comme le don lui-même. Il est don pour lui. Aussi, ne suis-je pas propriétaire de mon acte, ni du sens de celui-ci, non plus que de l'objet du don. Donner véritablement, c'est subordonner le sens de son don à l'attente et à l'accueil de l'autre. Se donner, alors, c'est ne plus s'appartenir. Aussi l'union charnelle est-elle entrée dans une logique de désappropriation, dans laquelle non seulement l'autre donne sens à mon corps, mais mon corps appartient déjà, en quelque sorte, à l'autre. Mon corps alors n'est pas seulement mien, puisqu'il est corps proposé, corps exposé, offert, livré (X. LACROIX, Le corps de chair, Cerf, 1992, p. 157).

Ainsi, l’autre devient sens dans le face à face de la parole. Le sens jaillit du visage, de cette présence singulière qui fonde la relation. Le sens des actes s’enracine dans l’échange de ses propres intentions avec le corps de l’autre, de son propre corps avec les intentions de l’autre :

Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps, ou comme si mes intentions habitaient le sien (M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 215).

Le sens jaillit de la réciprocité de l’échange. Le sens disparaît là où il n’y a plus réciprocité, car dans ce cas l’un devient le maître et l’autre l’esclave. Ainsi, lorsque l’époux(se) dit : « Je me donne à toi, pour t’aimer », il(elle) subordonne le sens du don au « tu », c’est-à-dire à l’autre. Le sens de l’acte se révèle dans l’accueil de l’autre, dans le « je te reçois ». Le don réciproque de son corps est ainsi traversé par un échange de sens, dans lequel les époux subordonnent leurs intentions au désir de l’autre, dans une perspective d’amour.

Or dans le don de soi, dont la relation sexuelle est le paradigme, le corps est toujours tendu vers l’autre. Il est empreint de désir et de plaisir dont le sens lui échappe. En effet, la sexualité signifie attente d’une présence dont elle n’est pas à l’origine. Le corps sexué se porte naturellement vers un autre corps sans comprendre et saisir le sens qui l’anime. Le sens de la rencontre s’enracine dans le mystère de la vie qui dépasse la seule rencontre charnelle.

Le sens la conjonction charnelle déborde donc l’immédiateté de la relation « je-tu ». Elle répond à la vocation originelle et naturelle de l’homme et de la femme dont ils ne sont que les dépositaires. Elle révèle cette différence entre deux êtres appelés à se rejoindre dans une seule chair. Ainsi, la différence sexuelle révèle le sens même de l’existence humaine, qui est de vivre la reconnaissance de l’altérité de l’autre comme la possibilité de créer avec celui-ci une nouvelle vie. L’autre devient le possible d’une découverte et d’un émerveillement. E. Fuchs note,

qu’au-delà du besoin génital, se creuse ainsi l’appel du désir... L’homme ne sera jamais heureux que dans la quête de l’autre. Et tout l’enjeu de son existence sera de reconnaître dans cet appel du désir la parole de l’Autre qui le libère de la tentation de s’identifier à son imaginaire (E. FUCHS, Une éthique chrétienne de la sexualité).

L’autre ouvre donc le désir sur une altérité radicale, jusqu’en direction de ce Tout-Autre indicible et indéfinissable.

Deux corps ne communient pas dans l’espace du plaisir, car cet espace n’est pas commun. Chaque jouissance est propre. Il est donc illusoire de vouloir fonder une relation sur le plaisir, car il n’y aura jamais de mise en commun. Le sens du plaisir n’est pas dans le plaisir lui-même. Comme le souligne F. Chirpaz,

ce qui lui donne sens, ce qui l’établit dans son sens, c’est la rencontre à quoi il invite et qu’il appelle. Le refus de comprendre le plaisir comme suffisance de la satisfaction n’est donc en rien un refus du plaisir en lui-même, il est affirmation que le désir vise, par-delà la satisfaction, à une plénitude que seule la rencontre d’un autre dans son être personnel peut fonder. La tentation et le risque du plaisir est de s’établir dans un oubli de l’autre (F. CHIRPAZ, Dimensions de la sexualité, Etudes, 1969, p. 420).

Si elle n’est pas l’aboutissement d’un chemin commun, fruit de victoires et de dépassements, la rencontre risque de se réduire à ce qu’un sexologue ne craint pas d’appeler « l’union froide de deux narcisses » ou encore « la conjonction de deux masturbations synchrones ». Ce qui guette, en effet, la sexualité aux temps de la libération et de la permissivité est bien l’insignifiance. Xavier Lacroix, Le corps de chair, p. 44.

En somme, c’est l’autre, c’est mon partenaire qui vient donner sens à l’éros. Il est la finalité de la relation.

Mais supposé qu’il y ait quelque chose dont l’existence en soi-même ait une valeur absolue, quelque chose qui, comme fin en soi, pourrait être un principe de lois déterminées, c’est alors en cela et en cela seulement que se trouverait le principe d’un impératif catégorique possible, c’est-à-dire d’une loi pratique. Or je dis ; l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin… L’impératif sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. Emmanuel KANT, Les fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section.

Dans la rencontre, l’autre est abordé, soit comme sujet, soit comme objet. S’il est sujet, alors il est respecté dans sa dignité humaine ; s’il est objet, alors il n’est qu’un moyen. Or, comme le souligne Jean-Paul II,

la personne ne peut jamais être considérée comme un moyen d’atteindre une fin, et surtout jamais comme une source de jouissance. C’est la personne qui est et doit être la fin de tout acte. C’est ainsi seulement que l’action répond à la véritable dignité de la personne (JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, Mame/Plon, 1994, p. 42).