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L'anthropologie par les textes

Étymologie du verbe « être »

1. La plus ancienne, la racine véritable, est « es », en sanskrit « asus », la vie, le vivant, ce qui de soi et à partir de soi se tient, et va, et repose en soi.
2. L’autre racine indo-européenne est « bhû », « bheu ». S’y rattache le grec (phuo), s’épanouir, étendre son règne. La « fusiz » serait ainsi ce qui fait jour dans toute sa splendeur ; « fuein », briller, luire, paraître, et par suite apparaître. A la même racine appartiennent le parfait latin « fui », « fuo », le français « fus ».
3. La troisième racine apparaît seulement dans le système de flexions du verbe germanique « sein »; c’est « wes » ; sanscrit : « vasami » ; germanique « wesen », habiter, séjourner, se tenir.
De ces trois racines, tirons les trois significations qui apparaissent clairement à l’origine : vivre, s’épanouir, demeurer.

Martin HEIDEGGER, Grammaire et étymologie du mot « être », Seuil, 2005, pp. 61-63.

La parole

Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux possède la parole. Or tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité.

ARISTOTE, La politique, I, 2.

La définition de l’homme peut-être la plus décisive est celle que propose Georges Gusdorf : « l’homme est l’animal qui parle » (La parole, 1952, p. 7). Toutes les espèces animales possèdent des codes plus on moins élaborés de signaux pour communiquer, mais aucune n’a accès au langage, instrument des facultés d’abstraction et de généralisation qui, elles, sont proprement humaines. L’homme est avant tout un « homo loquens » ; c’est à travers le langage qu’il construit son monde, et l’espace humain est d’abord un univers de paroles. Emile Benvéniste constate que « c’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme » (Problèmes de linguistique générale, 1966, t.1, p. 259). Avec le langage, l’homme accède à la faculté de symboliser, c’est-à-dire à la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre deux réalités distinctes, l’une concrète, l’autre abstraite. Or c’est de cette possibilité de « manier les signes de la langue que naît la pensée » (Problèmes de linguistique générale, 1966, t.1, p. 26, 74). Cette conquête décisive sur la faculté d’abstraction donnera à l’homme la possibilité de prendre possession de l’univers et de le transformer.

Jean-François CHANLAT, L’Individu dans l’organisation : les dimensions oubliées, books.google.fr, p. 80.

Le corps

Mon corps, c’est tout aussi bien l’embryon que je fus que le vieillard que je serai. Nous changeons continuellement ; toutes les particules élémentaires qui nous composent se renouvellent, mais pourtant il y a quelque chose de stable en nous, quelque chose qui fait que je reste le même et que l’on peut me reconnaître à des années d’intervalle.

Stefan SWIEZAWSKI, Redécouvrir Saint Thomas d’Aquin, Nouvelle Cité, 1989, p. 127.

Dieu modèle la glaise

Et Dieu, dit l’Écriture, modela l’homme avec la glaise du sol. Ce n’était encore que de la glaise, et déjà le nom d’homme est prononcé. [...] Quel honneur prodigieux pour le limon, ce rien, d’être touché par les mains de Dieu ! Ce simple contact n’aurait-il pas suffi à Dieu pour former l’homme, sans rien de plus ? Mais à voir Dieu travailler cette boue, on comprend qu’il s’agissait d’une œuvre extraordinaire. Les mains de Dieu étaient à l’ouvrage, elles touchaient, pétrissaient, étiraient, façonnaient cette glaise qui ne cessait de s’ennoblir à chaque impression des mains divines. Imagine-toi Dieu occupé, appliqué tout entier à cette création : mains, esprit, activité, conseil, sagesse, providence, amour surtout, orientaient son travail ! C’est qu’à travers ce limon qu’il pétrissait, Dieu entrevoyait déjà le Christ, qui un jour serait homme, comme ce limon ; Verbe fait chair, comme cette terre qu’il avait entre les mains.

Tertullien, De la résurrection des morts, ch. 5-6, in Lire la Bible avec les Pères, Sr Isabelle de la Source, Mediaspaul, 1998.

Quant à l’homme, c’est de ses propres mains que Dieu le modela en prenant de la terre, ce qu’elle avait de plus pur et de plus fin et en mélangeant dans la mesure qui convenait, sa puissance avec la terre. D’une part, en effet, il revêtit de ses propres traits l’ouvrage ainsi modelé, afin que même ce qui apparaîtrait fût de forme divine : car c’est après avoir été modelé à l’image de Dieu que l’homme fût placé sur terre. D’autre part, pour que l’homme devint vivant, « Dieu insuffla sur sa face un souffle de vie, de telle sorte, que à la fois selon le souffle et selon l’ouvrage modelé, l’homme fût semblable à Dieu. Il était donc libre et maître de ses actes, ayant été fait par Dieu dans le but de commander à tous les êtres qui se trouvaient sur la terre.

Irénée de Lyon, Démonstration apostolique, 11, Sources chrétiennes 406, Le Cerf, 1995.

Nefesh

Le terme « nefeh » appartient à une racine attestée par toutes les langues sémitiques… Sa signification primitive et concrète ne pose aucun problème : « nefesh » est le gosier, donc la gorge dans sa partie intérieure.
À première vue il peut paraître étonnant de mettre le principe vital en rapport avec le gosier. Mais rappelons-le, la pensée archaïque aime « définir » une chose par son aspect visible. Le gosier a deux fonctions : il est l’entrée pour la nourriture et pour l’haleine. L’homme ne peut pas vivre sans manger et sans boire. Si on lui serre le gosier (la gorge), la vie s’arrête. Dans les textes hébreux, le mot « nefesh » se combine parfois avec des herbes d’absorption : se rassasier et respirer. La vie dépend de l’absorption. Il faut le formuler de manière concrète, même si celle-ci nous semble trop massive et moins spirituelle. Mais cet aspect élémentaire ne doit pas être trop rapidement oublié : vivre est « ingurgiter » (avaler par la gorge) et absorber…
C’est ainsi que « nefesh » ne désigne pas seulement la partie du corps (le gosier, la gorge), mais aussi ce mouvement irrésistible qui fait rechercher ce qui peut satisfaire le besoin organique. Le mot français le plus adéquat pour cette compréhension de « nefesh » est « appétit » ou « appétence » : tout comme « appétit » ne désigne pas uniquement le désir de nourriture, le mot « nefesh » peut également indiquer au sens large les « appétits sexuels », les « instincts », les « penchants naturels », etc. Chacun fait l’expérience que le corps et la vie disposent de nombreuses forces irrésistibles qu’il n’est trop souvent guère possible de maîtriser. Tout cela est « nefesh »… Les appétits sont une donnée naturelle, il faut les prendre comme tels sans vouloir tout de suite moraliser ou les condamner comme de basses tendances.

Martin ROSE, Une herméneutique de l’Ancien Testament, Labor et Fides, 2004, p. 434.

Image et ressemblance

N’as-tu pas remarqué que cette proposition est incomplète ? « Créons l’homme à notre image et ressemblance ». La délibération comprenait deux éléments : « à l’image » et « à la ressemblance ». L’exécution n’en contient qu’un. Dieu a-t-il délibéré d’une façon et puis changé d’avis ? Quelque repentir au cours de la création n’est-il pas intervenu ? N’y a-t-il pas eu impuissance du Créateur, qui décide une chose, et en réalise une autre ? [...] « Créons l’Homme à notre image et à notre ressemblance ». Nous possédons l’un par la création, nous acquérons l’autre par la volonté. Dans la première structure, il nous est donné d’être nés à l’image de Dieu ; par la volonté se forme en nous l’être à la ressemblance de Dieu. [...] Mais voilà qu’il nous a créés en puissance capables de ressembler à Dieu, afin que nous revienne la récompense de notre travail, afin que nous ne soyons pas comme ces portraits sortis de la main d’un peintre, des objets inertes, afin que le résultat de notre ressemblance ne tourne pas à la louange d’un autre. [...] Ainsi donc, afin que ce soit moi l’objet d’admiration et non un autre, il m’a laissé le soin de devenir à la ressemblance de Dieu.

Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme, Homélies X-XI de l’Hexaemeron, Sources chrétiennes 160, Cerf, 1970.


C’est l’homme, et non une partie de l’homme, qui devient à l’image et à la ressemblance de Dieu. Or l’âme et l’Esprit peuvent être une partie de l’homme, mais nullement l’homme : l’homme parfait, c’est le mélange et l’union de l’âme qui a reçu l’Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l’image de Dieu. […] En effet, si l’on écarte la substance de la chair, c’est-à-dire de l’ouvrage modelé, pour ne considérer que ce qui est proprement esprit, une telle chose n’est plus l’homme spirituel, mais l’esprit de l’homme ou l’Esprit de Dieu. En revanche, lorsque cet Esprit, en se mélangeant à l’âme, s’est uni à l’ouvrage modelé, grâce à cette effusion de l’Esprit se trouve réalisé l’homme spirituel et parfait, et c’est celui-là même qui a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Cerf 2001, V, 6,1, p. 582-583.


Connais combien ton Créateur t’a honoré au-dessus de toute créature. Le ciel n’est pas une image de Dieu, ni la lune, ni le soleil, ni la beauté des astres, ni rien de ce qui peut être vu dans la création. Seul tu as été fait image de la Réalité qui dépasse toute intelligence, ressemblance de la beauté incorruptible, empreinte de la divinité véritable, réceptacle de la béatitude, sceau de la vraie lumière. Lorsque tu te tournes vers Lui, tu deviens ce qu’il est lui-même […]. Il n’y a rien de si grand parmi les êtres qui puisse être comparé à ta grandeur. Dieu peut mesurer le ciel tout entier à l’empan. La terre et la mer sont enfermées dans le creux de sa main. Et cependant, Lui qui est si grand et contient toute la création dans la paume de sa main, tu es capable de le contenir, il demeure en toi et il n’est pas à l’étroit en circulant dans ton être, lui qui a dit : « J’habiterai au milieu d’eux et j’y circulerai » (II Corinthiens 6, 16).

Grégoire de Nysse, évêque, (330-395), Deuxième homélie sur le Cantique des Cantiques (PG 44, 808), dans La Colombe et la ténèbre, textes choisis par Jean Daniélou, Ed. de l’Orante, 1967, p. 34.


Si l’homme accède à l’existence en vue de prendre part aux biens divins, il est forcément doté d’une constitution telle qu’il soit apte à avoir part à ces biens […]. Il était nécessaire que fût mêlé à la nature humaine quelque chose qui fût en affinité avec le divin, de façon que, en raison de cette correspondance, elle fût portée par son élan vers ce qui lui est apparenté. […]. C’est pourquoi l’homme a été doué de vie, de raison, de sagesse et de tous les biens dignes de la divinité, afin que chacun de ces privilèges lui fît éprouver le désir de ce qui lui est apparenté. Puisque l’éternité est aussi l’un des biens attachés à la divinité, notre nature ne devait à aucun prix en être privée dans sa constitution, mais elle devait posséder en elle-même la disposition à l’immortalité, pour que, grâce à cette capacité innée, elle pût connaître ce qui lui est supérieur et éprouver le désir de l’éternité divine.

Grégoire de Nysse, Grande Catéchèse 5 (PG 45, 21-24). Discours catéchétique, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes », 2000, 453, p. 165-167.


Mais qu’est-ce que l’homme ? Sur lui-même, il a proposé et propose encore des opinions multiples, diverses et même opposées, suivant lesquelles, souvent, ou bien il s’exalte lui-même comme une norme absolue, ou bien il se rabaisse jusqu’au désespoir : d’où ses doutes et ses angoisses. Ces difficultés, l’Église les ressent à fond. Instruite par la Révélation divine, elle peut y apporter une réponse, où se trouve dessinée la condition véritable de l’homme, où sont mises au clair ses faiblesses, mais où peuvent en même temps être justement reconnues sa dignité et sa vocation.
La Bible en effet enseigne que l’homme a été créé « à l’image de Dieu », capable de connaître et d’aimer son Créateur, qu’il a été constitué seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir, en glorifiant Dieu. « Qu’est donc l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? ou le fils de l’homme pour que tu te soucies de lui ? À peine le fis-tu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et de splendeur : tu l’établis sur l’œuvre de tes mains, tout fut mis par toi sous ses pieds » (Ps. 8, 5-7).
Mais Dieu n’a pas créé l’homme solitaire : dès l’origine, « Il les créa homme et femme » (Gn 1,27). Cette société de l’homme et de la femme est l’expression première de la communion des personnes. Car l’homme, de par sa nature profonde, est un être social, et, sans relations avec autrui, il ne peut ni vivre ni épanouir ses qualités.
C’est pourquoi Dieu, lisons-nous encore dans la Bible, « regarda tout ce qu’Il avait fait et le jugea très bon » (Gn 1,31).

Concile Vatican II, Constitution pastorale L’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et Spes, 12.


Le Verbe s’est fait chair pour nous rendre « participants de la nature divine » (2 P 1, 4) : « Car telle est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu » (S. Irénée, hær. 3, 19, 1). « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu » (S. Athanase, inc. 54, 3 : PG 25, 192B). « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes Dieu » (S. Thomas d’A., opusc. 57 in festo Corp. Chr. 1).


Catéchisme de l’Eglise catholique, 460.

L’ouverture à Dieu

L’ouverture à Dieu vient […] de l’ouverture à l’infini des capacités spirituelles. Certains l’expliquent par une aspiration vers le plus, permanente, inscrite en tout homme et toujours insatisfaite. […] Il n’y a pas en l’homme d’ouverture spécifique à Dieu autre que ses ouvertures spirituelles : c’est à travers ses inclinations au vrai (son intelligence), au bien (sa volonté), et la conséquence qui est l’ouverture à l’autre, que la personne découvre Dieu. Ce dynamisme ascendant vers le plus traverse chacune des aspirations : l’homme n’étanche jamais dans ce monde matériel sa soif de bien, de vrai, ni sa recherche de l’autre.

Pascal IDE, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Fayard, 1998, p. 35.

Prendre la forme de Dieu

La chair, c’est la présence du Fils, la semence. Le mot « semence » est nettement exprimé au troisième et au quatrième chapitre de la Genèse. C’est la semence avec laquelle chacun de nous est ensemencé : nous sommes ensemencés de Dieu. Nous sommes ensemencés d’une étincelle divine – d’un sperme divin j’allais presque dire – que nous avons à faire croître à l’intérieur de nous. Ce qui est d’autant plus important, c’est que si je prononce le mot Basar Baser – étant donné qu’il n’y a pas de voyelle en hébreu – cela devient le verbe « informer ». Ce qui donnera d’ailleurs Bassorah, que nous appelons « les Évangiles », « la Bonne Nouvelle ». C’est l’information profonde que le Christ est venu rouvrir en nous. Je le dis toujours, je choque peut-être : le Christ n’est rien venu apporter de nouveau. Il a apporté, au contraire, quelque chose de très ancien, de ce qui est le plus antique à l’intérieur de nous, c’est-à-dire le principe même qui contient toute l’information : Basar, Baser, « l’information ».
Nous avons toute l’information de notre devenir au cœur de nous. Chaque cellule de notre corps est riche de cette information.
Notre corps est construit dans ce sens. Ne croyez pas que sa forme soit là par hasard. La forme du corps, nous la retrouvons dans l’archétype même de ce que la Bible appelle le corps divin, ou plus exactement la forme divine. C’est l’expérience étonnante, immense, que nous pouvons découvrir avec Moïse, dans la grande aventure de sa rencontre avec Dieu. Lorsqu’il monte sur la montagne du Sinaï pour recevoir la Torah, Dieu dit de lui : « A mon serviteur Moïse, je parle bouche à bouche, et lui, il voit ma forme. » Ce bouche à bouche est traduit dans la plupart de nos bibles par « face à face ». Mais ce n’est pas suffisant : le bouche à bouche, cela veut dire le « verbe à verbe ». C’est pour cela qu’il s’agit d’un baiser divin. Moïse reçoit la Torah, nous recevons la Torah, car nous pouvons tous la recevoir dans un baiser divin. C’est une relation amoureuse, immense, intense, qui se joue là.
Moïse, lui, a l’expérience de la forme divine, mot que la Bible des Septante a traduit par « gloire ». Certes, c’est aussi la gloire divine dont il a l’expérience. Mais je ne crois pas qu’il faille évacuer ce que le mot hébreu veut dire d’une façon beaucoup plus précise, c’est-à-dire la « forme » divine. Ne pensons pas que lorsque le Christ s’incarne, il prend la forme de l’Homme. Non, c’est l’Homme dont la forme du corps obéit à la forme divine. Celle-ci est archétypale, fondamentale. C’est pourquoi l’Homme à l’image de Dieu est image de Dieu jusque dans la forme de son corps et jusque dans les informations qui sont contenues dans chaque cellule du corps. Et l’information fondamentale qui est là, c’est celle qui demande, qui nous demande à chacun, avec urgence, de faire croître la semence, de la faire grandir à l’intérieur de nous, de devenir des Fils.
Nous avons à construire l’Arbre de la connaissance pour en devenir le fruit. Le fruit, c’est le Saint Nom. C’est la semence, symbolisée par la petite lettre Yod en hébreu, – la plus petite lettre de l’alphabet – qui elle-même est le symbole de YHWH. Un nom imprononçable. Je respecte la tradition de nos frères juifs en ne le prononçant pas, mais en l’épelant : Yod – Hé – Vav – Hé. Quatre lettres qui nous composent. Nous avons tous à le devenir. Lorsque Moïse fait l’expérience bouleversante du Buisson ardent, il entend la voix de YHWH, qui lui dit : « Je suis qui je suis en devenir. » On oublie toujours de traduire cette dimension du devenir. Or, il s’agit bien d’un inaccompli, c’est-à-dire que Moïse se trouve devant son devenir, le Saint Nom, YHWH. Que nous avons tous à devenir dans notre nom secret, chacun de nous. Que nous construirons en intégrant toutes les énergies potentielles, qui sont dans nos cieux intérieurs. Mais nous n’avons pas encore compris cela.
On dit souvent que nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est faux : l’Homme est créé dans l’image seule, mais il va faire et il va être fait par Dieu pour aller vers la totalité de lui-même, vers la ressemblance. C’est pourquoi la Bible est pleine de : « Va vers toi. » Une injection que Dieu donne à Abraham, lorsqu’il n’est encore qu’Abram, parce qu’il est encore stérile. Mais la stérilité du couple d’Abram et Sarah, c’est notre stérilité à tous, par rapport à l’enfant qui meurt à l’intérieur de nous. Dieu va lever la stérilité d’Abram, qui va devenir du coup Abraham. Il recevra l’ordre divin, l’invitation divine : « Va vers toi. »

Annick DE SOUZENELLE, Le corps, lieu de notre accomplissement spirituel, Conférence donnée à Lausanne le 13 novembre 2007.

La conscience morale

Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur : « Fais ceci, évite cela ». Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où Sa voix se fait entendre. C’est d’une manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain. Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale. Plus la conscience droite l’emporte, plus les personnes et les groupes s’éloignent d’une décision aveugle et tendent à se conformer aux normes objectives de la moralité. Toutefois, il arrive souvent que la conscience s’égare, par suite d’une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Ce que l’on ne peut dire lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien et lorsque l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle.

Concile Vatican II, Constitution pastorale L’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et Spes, 16.

L’être humain comme fin en soi

Mais supposé qu’il y ait quelque chose dont l’existence en soi-même ait une valeur absolue, quelque chose qui, comme fin en soi, pourrait être un principe de lois déterminées, c’est alors en cela et en cela seulement que se trouverait le principe d’un impératif catégorique possible, c’est-à-dire d’une loi pratique. Or je dis ; l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin… L’impératif sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

Emmanuel KANT, Les fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section.

Homme et femme

Tout ce que nous apprenons de la création de l’homme, outre le fait que Dieu a formé l’être humain par sa Parole, à son image et selon sa ressemblance, c’est ceci : « Il les créa homme et femme ». Tout ce qui est dit d’autre à son sujet, à savoir qu’il doit régner sur le monde animal et sur la terre, qu’il sera béni dans l’utilisation de sa force sexuelle ainsi que dans l’exercice de sa souveraineté, que le monde végétal lui est attribué pour nourriture - tout cela se rapporte à ce pluriel : l’être humain est homme et femme.

Karl BARTH, Création et alliance, p. 198.

Personne et être humain

Le concept moderne de personne ne peut être expliqué par son étymologie ; il est un effet de l’affirmation biblique d’une attention de Dieu pour chaque être humain, en particulier des plus petits. L’homme n’est pas une « personne » parce qu’il est conscient de lui-même, parce qu’il est un « sujet » : il est une personne parce qu’il est ouvert à un avenir, et que dans cette ouverture se dit ce à quoi l’être humain est destiné, une relation à autrui, et ultimement à Dieu. L’identité de l’être humain comme personne n’est pas seulement le résultat de son action : elle est plutôt présupposée à cette action. Autrement dit l’identité personnelle n’est pas seulement construite par l’individu dans son action, elle lui est d’abord donnée.

Wolfhart PANNENBERG, Théologie Systématique 2, Cerf, p. 269-270


Le concept de personne suppose la conscience de soi, la conscience d’être un individu distinct des autres… Ainsi, la question demeure de savoir si, s’agissant des fœtus, des nourrissons ou des adultes très handicapés mentalement, dont la conscience de leur individualité et la capacité à orienter leur vie par des décisions libres sont inexistantes, nous avons affaire ou non à des personnes. Au regard de leurs capacités immédiates, il nous faut répondre par la négative. Mais nous pouvons introduire ici le concept de «personne en puissance», et dire que le fœtus et le nourrisson sont appelés à devenir des personnes. La durée du déploiement de l’existence humaine donne toute sa signification au terme de «devenir» : posséder en germe une capacité et ne pas pouvoir la déployer n’est pas équivalent au fait de ne pas avoir du tout cette capacité… En outre, si tout être humain détient la capacité de devenir une personne et se distingue en cela de l’animal, il ne faut surtout pas oublier que le concept de « personne » représente un idéal et un achèvement de l’être humain. Cependant, dans le cas d’individus très handicapés, on pourrait objecter que la possibilité de devenir une personne n’existe pas ; ou encore, dans le cas d’êtres humains au cerveau gravement lésé, que cette capacité n’existe plus… De telles situations soulignent les limites et la faiblesse du choix d’accorder un droit à la vie seulement aux «personnes en puissance». Il me semble plus pertinent d’étendre ce droit à tout membre de l’espèce humaine, simplement parce qu’il appartient à l’humanité. Le fait d’avoir pour parents des membres de l’espèce humaine inscrit tout nouvel être dans une communauté dont la grandeur est justement de préserver et de respecter la vie de ses membres les plus faibles, que ce soit au début ou à la fin de l’existence.

Eric CHARMETANT, La personne et l'être humain, Laennec 2002/3 (Tome 50), p. 26-36 (Article en totalité disponible en ligne).


Le corps d’un être humain, dès les premiers stades de son existence, n’est jamais réductible à l’ensemble de ses cellules. Ce corps embryonnaire se développe progressivement selon un « programme » bien défini et avec une finalité propre qui se manifeste à la naissance de chaque enfant. A ce titre, il est important de rappeler le critère fondamental d’éthique formulé par l’Instruction Donum vitae pour juger toutes les questions morales qui concernent les interventions sur l’embryon humain : « Le fruit de la génération humaine dès le premier instant de son existence, c’est-à-dire à partir de la constitution du zygote, exige le respect inconditionnel moralement dû à l’être humain dans sa totalité corporelle et spirituelle. L’être humain doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et donc dès ce moment, on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la vie ».

Congrégation pour la Doctrine de la Foi, La dignité de la personne, n°4.

Une identité personnelle

Bien que l’être humain suppose aussi des processus évolutifs, il implique une nouveauté qui n’est pas complètement explicable par l’évolution d’autres systèmes ouverts. Chacun de nous a, en soi, une identité personnelle, capable d’entrer en dialogue avec les autres et avec Dieu lui-même. La capacité de réflexion, l’argumentation, la créativité, l’interprétation, l’élaboration artistique, et d’autres capacités inédites, montrent une singularité qui transcende le domaine physique et biologique. La nouveauté qualitative qui implique le surgissement d’un être personnel dans l’univers matériel suppose une action directe de Dieu, un appel particulier à la vie et à la relation d’un Tu avec un autre tu. À partir des récits bibliques, nous considérons l’être humain comme un sujet, qui ne peut jamais être réduit à la catégorie d’objet.

Pape François, Lettre encyclique Laudato Si, 81.

Le souci de l’autre

L’humain généralement se soucie de l’autre, il est empathique et sympathique : il compatit aux souffrances, partage les joies, échange ses émotions. Il y a une résonance, des effets en miroirs, des identités communes entre les humains. Être humain, c’est être relié à ceux qui nous entourent, les comprendre. C’est manifester une solidarité, une générosité, s’entraider. Le mouvement d’entraide est souvent spontané et souvent freiné par les circonstances. Ce qui implique de dépasser l’égoïsme inhérent à l’individualité. C’est aussi transmettre aux autres ce que l’on connaît, ce que l’on aime, partager son savoir. L’inhumanité se manifeste par une attitude froide, indifférente, permettant de traiter l’autre comme un moyen, un pion utile ou inutile. L’individu inhumain est coupé des autres, indifférent, robotisé ; il agit froidement par calcul, selon des comportements guidés par son intérêt immédiat ou fondés sur la hiérarchie et les normes sociales.

JUIGNET, Patrick. Humanité ou sagesse ? In: Philosophie, science et société, 2015 (Article en totalité disponible en ligne).


Le malentendu dans le mot identité tient à ce qu’il suggère à celui qui l’utilise que quelque chose en lui ne bougera jamais. Or l’identité est précisément l’inverse. C’est la conscience d’un mouvement, d’une non-identité à soi. Je suis qui je suis parce que je ne suis plus qui j’étais. Le peuple hébreu ne devient un peuple que lorsqu’il quitte la matrice égyptienne. Il naît certes en Égypte, mais son identité vient de l’avoir quitté. Cette définition de l’identité juive est à l’opposé d’une identité de souche, liée à des racines. Delphine Horvilleur : « On ne peut se tenir debout qu’en étant conscient de ses failles », La Croix, 08/02/2019

Responsable

Être homme, c’est précisément être responsable ». « Nul ne peut être à la fois responsable et désespéré. (…) Chacun est responsable de tous ; chacun est seul responsable ; chacun est seul responsable de tous ».

Antoine de SAINT-EXUPERY, Terre des Hommes, Pléiade, 1959, p. 166.
Antoine de SAINT-EXUPERY, Pilote de Guerre, op. cit., p. 368-369.

Vulnérabilité et robustesse

La « plasticité du vivant » renvoie à une tension dynamique entre « robustesse et vulnérabilité », rigidité et malléabilité, invariance et transformation, et, plus largement, entre invariance et historicité. Elle est une condition nécessaire et cruciale pour que le vivant évolue, avec ses caractéristiques métaboliques, reproductives, organisationnelles et informationnelles. D’un côté, la robustesse d’un vivant définit son aptitude à se maintenir devant les perturbations liées à son environnement. D’un autre côté, il se laisse influencer par cet environnement, d’où son aspect « vulnérable », indépendamment de la fragilité liée à une maladie ou une déficience. Ainsi le « cyborg2 invulnérable », appelé de leurs voeux par certains transhumanistes, perd sa capacité d’adaptation en perdant la « vulnérabilité » nécessaire à tout vivant pour évoluer. Pour l’être humain, cette vulnérabilité est liée aux interactions biologie-psychisme-spirituel dans leurs écosystèmes. Le respecter et prendre soin de lui consistent donc à favoriser l’équilibre robustesse-vulnérabilité en permettant l’harmonie corps-psychisme-esprit dans leurs environnements. Il convient alors d’envisager une éthique dont l’être humain vulnérable serait la pierre angulaire.
L’IA (intelligence artificielle) se situe aujourd’hui sur le terrain de la simulation. Or, il y a un seuil entre « simuler » une émotion et l’éprouver. L’émotion, avec sa dimension communicationnelle, conduit l’homme qui l’éprouve à attribuer une valeur aux choses à partir de laquelle il pose des choix de vie quotidienne. L’émotion exprime la richesse de l’homme vulnérable. La machine apprenante n’en est pas là ! L’IA humanise-t-elle ? Elle est de fait un « pouvoir » qui doit être soumis au discernement face à la fragilité et la vulnérabilité comme sources d’humanisation. De même, il est impossible de comparer la conscience humaine (existentielle, psychologique et morale) avec une éventuelle conscience des machines.

Conférence des évêques de France, Église et bioéthique (les fiches sont disponibles en ligne).


On imagine le leader comme une incarnation de la puissance. Or, les héros puissants dans la Bible (Samson, Goliath…) ne gagnent pas le leadership. Les héros bibliques sont des petits bergers et surtout des êtres qui ont un handicap qui aurait dû a priori les disqualifier dans cette fonction de leadership. Abraham est stérile et confie à un moment donné sa femme au gynécée d’un roi local, ce qui n’est pas très viril de sa part ; Isaac est aveugle et est complètement manipulé par sa femme ; Jacob vit dans les jupes de sa mère et il boite ; et Moïse bégaie, ce qui est le comble pour un porte-parole de Dieu ! Ils deviennent des leaders de par leur handicap. Comme si le véritable leadership se construisait non pas malgré la faille, mais sur la faille. La conscience de leur vulnérabilité est ce qui leur permet d’entrer en relation avec le transcendant. C’est la clef de la verticalisation dans le Talmud. On ne peut se tenir debout que si on est conscient de ses failles.

Delphine Horvilleur : « On ne peut se tenir debout qu’en étant conscient de ses failles », La Croix, 08/02/2019

L’homme, un être moral

On sait alors sur quoi exactement le projet posthumaniste va se casser le nez : la différence radicale entre ce qui est techniquement modifiable en l'homme et ce qui fait de lui un homme, un être humain. Car comme le dit Hans Jonas, la seule vraie spécificité de l'homme est qu'il est le seul être moral existant en ce monde. Moral au sens large, pour signifier qu'il n'est pas qu'un être vivant déterminé par sa nature naturelle, mais un être de langage, de désir et de liberté, en charge de se constituer une seconde nature, faite de manières d'être nommées « habitus » ou vertus. Imaginons qu'on puisse identifier le gène qui a permis Mozart : croit-on vraiment qu'on produira de nouveaux Mozart grâce à lui ? Comme le dit une blague, sans les leçons de l'impitoyable Léopold Mozart au petit Amadeus, le porteur du même gène pourrait ne devenir qu'un excellent vendeur de pizzas. Ainsi, on aura beau multiplier les implants qui feront de l'homme ordinaire un bioman, il aura toujours affaire à sa propre humanité. On pourra lui greffer une mémoire flash, mais que fera-t-il d'un stock d'informations qui ne sont pas des souvenirs vivants ? Lui envoyer des nanorobots dans le cerveau pour « réveiller » la Belle au Bois Dormant (nos 80% de capacités cérébrales en sommeil permanent) en fera-t-il un nouvel Einstein, ou un monomaniaque suicidaire ?

Dominique Folscheid, La Croix , le 07/01/2017.

La dignité de l’homme

La dignité de l’homme tient à son humanité. Cela signifie que la dignité est une exigence qui concerne tout être humain indépendamment de son âge, de son handicap physique ou mental, de sa maladie, de l’idée que les autres se font de lui-même. Il arrive que certains hommes, dans des situations de détresse et de fragilité, en viennent à perdre l’estime d’eux-mêmes et finissent par douter de leur propre dignité surtout quand elle n’est pas honorée par le regard qu’autrui porte sur eux. Mais savons-nous bien ce qu’est la dignité ?

1. Le sens ontologique est clairement indiqué dans le préambule et l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. «Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde […] l’assemblée générale proclame […]: Article premier – Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.» La dignité humaine ainsi entendue n’est pas une qualité que nous possédons par nature comme telle caractéristique physique ou psychique, elle n’est pas une détermination de l’être humain, elle est le signe de son intangibilité, renvoyant à la valeur absolue accordée à la personne humaine en sa singularité, valeur inconditionnelle qui jamais ne peut être perdue. Nul n’a le pouvoir de renoncer à sa dignité car elle ne dépend ni de l’idée que l’on se fait de soi-même, ni du regard posé par autrui.

2. La dignité, dans l’usage contemporain, désigne cette sorte d’élégance qui épargne à autrui le spectacle de nos propres maux. Ne pas être pour autrui un poids, assumer stoïquement les épreuves de l’existence, cultiver pudeur et discrétion, persévérer dans l’héroïsme du quotidien, ce sont là des vertus communes à l’héritage de toutes les grandes sagesses. Mais la dignité comprise en ce sens, connaît aussi sa limite. Car en développant la maîtrise de soi, en se conformant à une image de soi présentable, ne pourrait- on en venir à nier la dignité ontologique de celui qui ne parvient pas à coïncider avec la norme socialement définie du devoir de ne pas importuner autrui. Malgré sa grandeur, cette deuxième signification de la dignité, qu’on peut appeler dignité-décence, ne doit en aucune façon être confondue avec la première. Manquer de courage, ou encore voir se dégrader l’état de sa propre personne ou de celle d’autrui, n’équivaut pas à la perte de la dignité ontologique ni à la disparition de l’exigence que la dignité soit honorée. 3. Enfin, la dignité ne saurait être confondue avec la liberté. Face à une liberté conçue sur le mode d’une extension indéfinie du moi, bornée par la seule liberté d’autrui, la dignité vient rappeler la limite à l’intérieur de laquelle l’humanité de l’homme doit être préservée.

Jacques RICOT, Dignité et fin de vie : de quelle dignité parlons-nous ?, Médecine et hygiène, 2006/3 Vol 21, pp. 102-103.

L’homme augmenté

Le transhumanisme a pour but de dépasser la “pauvre” condition humaine en tentant d’abolir la souffrance, la maladie, le vieillissement voire la mort elle-même. Et donc de viser l’immortalité. In fine, le transhumanisme vise à occulter la vulnérabilité, la fragilité naturelle de l’homme. Et en faisant de l’homme un robot, il en fera un “être” dépourvu d’une partie de ce qui fait l’homme depuis la nuit des temps : l’aptitude à éprouver des sentiments, de l’émotion.

Jusqu’à aujourd’hui, les progrès tant conceptuels que pratiques de la médecine, devenue technoscientifique, ont amené les médecins des pays riches à concevoir, mettre au point des techniques comme les greffes d’organes (à partir de donneurs), l’implantation de prothèses (comme récemment le coeur artificiel Carmat), la thérapie cellulaire (greffe de cellules souches embryonnaires, adultes ou adultes reprogrammées (iPS de Yamanaka), ou encore la thérapie génique (correction d’un gène déficient au moyen d’un gène médicament). Ces “avancées” interpellent l’éthique, car il faut y répondre collectivement.

Certaines questions sont cruciales. À partir de quand quitte-t-on le domaine de la médecine et donc celui des remboursements de l’assurance-maladie ? Les pieds et tibias en fibres de carbone de l’athlète sud-africain Oscar Pistorius sont-ils encore des prothèses destinées à réparer ou déjà des “appendices” voués à amplifier les capacités du sprinter de 100 et 400 m ? Si en théorie la distinction semble claire, dans les faits et en pratique apparaît une zone grise, presque indécidable.

Qui doit décider d’ailleurs ? Les comités d’éthique, les politiques ou les citoyens euxmêmes ? Le coût étant très élevé, est-il acceptable socialement parlant ? Nous sommes là aux confins de la médecine régénératrice et réparatrice et des technologies de l’augmentation (enhancement, en anglais). Et la frontière est poreuse, brouillée. Cette question va pourtant se poser de plus en plus fréquemment à l’avenir. Car, avec l’avènement de la médecine régénératrice, vont se réaliser davantage de réparations et de remplacements d’organes ou de membres, à l’instar d’une automobile que l’on entretient au moyen de “pièces détachées”. L’ère des Homo mecanicus, geneticus etroboticus ne fait que commencer.

Marie-Jo Thiel : « Le transhumanisme vise à occulter la vulnérabilité naturelle de l’homme ». Journal La Croix, 13/10/2014.

Pierre Teilhard de Chardin pensait que la poursuite du développement social et économique passait par le progrès des connaissances scientifiques et le déploiement des technologies donnant plus de capacité d’agir à l’homme. En ce sens, le premier silex taillé de nos ancêtres a en puissance toute la technologie actuelle. L’outil, en tant qu’instrument distinct du corps, entraîne alors la séparation de l’humain d’avec le biologique, ce qui a pour conséquence l’arrêt de l’évolution de l’homme uniquement sous sa forme biologique pour la faire rebondir sous forme socioculturelle. L’homme apparaît, écrit Teilhard, comme le « spécialiste de la non spécialisation », c’est-à-dire capable, grâce à des prothèses artificielles, d’explorer toutes les spécialisations animales sans s’emprisonner dans aucune. Il devient poisson avec les bateaux, oiseau avec l’avion, etc., ce qui fait dire à Teilhard que « l’artificiel n’est rien d’autre que du naturel hominisé ».

Hilaire Giron, L’homme augmenté selon Teilhard de Chardin, Journal La Croix, 28/11/2018.