logo-sacrements logo-sft

Site de Formation Théologique

Le corps, identité de l'être

Impossible de faire l’économie de notre corps. Tous les membres nous rappellent douloureusement (une rage de dents) ou joyeusement (un tendre baiser) que c’est par, avec et en notre corps que nous rencontrons les autres et vivons dans le monde.

Perspectives anthropologiques non chrétiennes

Selon une anthropologie matérialiste, l’homme dans la totalité de ses composantes, y compris dans ses facultés psychiques et spirituelles, est le fruit de mutations et d’adaptations successives.

Dans l’anthropologie de l’Inde ancienne, la personne humaine est un assemblage entre un corps et une âme passagère. L’âme transmigre de corps en corps de sorte que le corps n’est que l’enveloppe passagère d’un processus de réincarnation dont il faut d’ailleurs se libérer. Le corps est en effet lieu de souffrance et d’illusion à cause des poisons qui l’habitent (colère, avidité et ignorance).

La Grèce antique a proposé plusieurs modèles anthropologiques. Platon soutient un dualisme anthropologique corps âme. Pour Aristote le corps est « matière » et l'âme, sa « forme ». Cette théorie n’oppose plus l’âme et le corps comme deux entités de valeur inégale, mais les articule comme deux fonctions indissociables.

Le corps atomique

Plongeons dans l’infiniment petit. Le corps possède un nombre gigantesque de cellules ; environ 100 000 milliards. Chaque cellule est formée de molécules, elle-même agencée à partir d’atomes. Chaque cellule est composée d’environ 1000 milliards d’atomes agglomérés les uns aux autres selon les lois de la physique. Ce qui nous fait environ 100 millions de milliards de milliards d’atomes (1 suivi de 26 zéros). Ces chiffres donnent le vertige et tout cet agencement tient merveilleusement ensemble.

Nous connaissons tous cette expression « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » . Cela signifie que les atomes ou tout au moins les particules élémentaires des atomes existaient déjà lors de la genèse de l’univers. Notre corps est vieux d’une quinzaine de milliards d’années. Pire, ces atomes ont peut-être appartenu à quelqu’un d’autre ayant vécu à une autre époque. La nature se recycle. Le cycle de la vie est un incessant recommencement et pourtant chacun est unique dans cette grande histoire de l’univers.

Notre corps se renouvelle continuellement dans un feu d’artifice cellulaire. Cela ne se fait pas en un jour. Mais notre corps est en état de renouvellement permanent de notre naissance à notre mort. Il est en quelque sorte constamment remis à neuf. Pratiquement tous nos organes, tous nos tissus, toutes nos cellules sont complètement renouvelés plusieurs fois, à une fréquence plus ou moins élevée en fonction des cellules. 20 milliards de cellules se renouvellent chaque jour. Ce qui fait qu’au bout du compte, l’immense majorité de nos cellules et de nos organes sont plus jeunes que nous. Seules exceptions à cette règle, les neurones et les cellules cardiaques où le renouvellement est très lent ou quasi inexistant.

Le corps physique

Lorsque nous croisons une personne, nous le percevons d’abord en sa dimension physique. Notre regard le capte en sa structure d’homme ou de femme. Son visage attire notre attention ou au contraire nous en éloigne. Les regards se croisent ou se fuient. Les sites de rencontre incitent à mettre une photo en argumentant que le candidat possède beaucoup plus de chances de créer des contacts. La première impression naît de la perception du visage de l’autre, car le visage couronne l’édifice corporel. Il est impossible de faire l’économie de l’apparence physique, car elle est la porte d’entrée de la relation.

Le corps forme un tout

Le corps est une merveilleuse mécanique dans laquelle les organes sont articulés les uns aux autres dans une solidarité indéfectible. La main, le pied ou le sexe ne sont pas des organes indépendants et autonomes. Le pied ne peut pas dire « aujourd’hui, je ne participe pas au fonctionnement du corps ». Lorsque les jambes avancent, c’est tout le corps qui se déplace. Le droit de grève n’existe pas. Si la grève s’annonce et se répand, il s’agit d’un dysfonctionnement que la médecine est appelée à corriger.

Le plaisir ou la douleur d’un organe rejaillit sur la totalité du corps. Une épine dans un orteil traverse tout le corps et le fait boiter. De même, la jouissance sexuelle transporte tout le corps dans l’extase. La caresse ne s’arrête pas à l’effleurement de la main ; elle envahit tout le corps. Si c’est bien la main qui caresse, la bouche qui embrasse, le sexe qui pénètre et est pénétré, l’acte irradie tout le corps. La jouissance sexuelle transporte tout le corps dans l’extase La perception ou la sensation n’est jamais réductible à un organe ; d’une part, parce que celui-ci n’est pas détaché du reste du corps et, d’autre part, parce qu’il transmet l’information aux autres membres. Tous les organes s’harmonisent dans une symphonie corporelle.

Saint Paul utilise cette image du corps « un » pour parler de l’Église :

De même, en effet, que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps.. L’œil ne peut donc dire à la main : « Je n’ai pas besoin de toi », ni la tête à son tour dire aux pieds : « Je n’ai pas besoin de vous. »... Un membre souffre-t-il ? tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur ? tous les membres se réjouissent avec lui (1Co 12,12-26).

Je suis ce que j’ai

Comment signifier mon identité sinon à travers mon corps ? Mon corps me représente puisqu’il est ce que je suis en totalité. Mon corps dit que je suis présent en un lieu et en un espace.

Le langage familier utilise aussi bien le verbe « avoir » que le verbe « être » pour discourir sur le corps. Le verbe « avoir » est majoritairement employé pour parler de membres ou d’organes particuliers : « Tu as de beaux yeux, tu as de belles jambes...». Le verbe « être » est plutôt utilisé pour qualifier un état d’ensemble : « Tu es beau, tu es grand...». L’« avoir » correspond à des propriétés particulières et l’« être » à une totalité. J’ai un sexe, mais je ne suis pas un sexe. Je ne m’identifie pas à une partie de mon corps.

Je suis un être humain en totalité. Je m’offre aux autres en totalité et non en partie. Tout mon corps est en prière et pas uniquement mes mains jointes ou ma bouche qui proclame le nom de Dieu. De même dans la relation sexuelle, c’est tout mon corps qui s’offre à mon partenaire et non pas uniquement mon sexe. Mais il est vrai que nous utilisons les organes de notre corps comme des instruments. La voix n’est-elle pas un merveilleux instrument de musique (Georges Lambert, Le corps-instrument : Pouvons-nous faire de notre corps un Stradivarius ?). C’est aussi par les organes génitaux que se fait la conjonction charnelle. Mais comme nous l’avons vu, ces organes ne sont pas détachables du reste du corps.

Par ailleurs, l’avoir ne correspond qu’à une caractéristique biologique ou administrative alors que l’être m’engage dans un dynamisme existentiel et relationnel. Je peux tout à la fois dire « j’ai 80 ans » et « je suis jeune ». La première affirmation est une mesure universellement reconnue et permet donc de fixer des limites (la majorité, la retraite…), de prescrire des mesures sanitaires (les vaccins…), d’établir des statistiques, etc. La seconde est un état d’esprit et montre que le corps ne se réduit pas à un organisme plus ou moins performant. Je peux également dire « j’ai une femme (ou un homme) » et « je suis marié(e) ». La première proposition est à base de possession alors que la seconde exprime une relation vivante et authentique. Or nous ne possédons jamais quelqu’un.

Nous pouvons également nous interroger sur ce « je » qui parle dans l’expression « j’ai un corps » ? Qui est-il ? La conscience qui du coup ne ferait pas partie du corps ? Nous tombons là dans un dualisme qui scinde l’être humain en deux parties. Le corps serait alors constitué de deux étages dont la gouvernance reviendrait à une instance dirigeante à laquelle les membres devraient obéir. Comme le souligne R Descartes « je pense donc je suis ». Or « je suis » en totalité et non en partie, même si c’est mon cerveau qui pense.

M. Merleau-Ponty souligne que nous sommes bien dans notre corps et non pas un spectateur de notre vie :

Je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps (M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 175.).

Mais, affirmer « je suis mon corps », n’est-ce pas préjuger d’une maîtrise totale du « je » sur le corps ? Nous le constatons, le corps échappe partiellement à la maîtrise de soi-même. Les limites dans les compétitions sportives ou plus crucialement face à la maladie, la souffrance et à la mort nous font prendre conscience que nous ne maîtrisons pas tout de notre existence. De même en matière sexuelle, la maitrise de soi est un redoutable exercice surtout dans l’ivresse du plaisir. Par ailleurs les troubles sexuels nous rappellent que nous ne sommes pas des machines.

Il faut accepter cette évidence humaine : notre corps souffre d’une finitude liée à un organisme mortel. Nos jambes, notre dos et tout notre organisme, sans même parler de maladies graves, nous rappellent cruellement que l’affirmation « je suis jeune » butte sur une réalité physique incontournable. Finalement je peux dire que « je suis ce que j’ai ».

Le corps, mémoire vivante

Quatre-vingt-dix-huit pour cent des atomes de l’organisme étaient absents un an auparavant. Le squelette qui semble si solide n’était pas le même trois mois plus tôt… La peau se renouvelle tous les mois. La paroi de l’estomac change tous les quatre jours et les cellules superficielles qui sont au contact des aliments sont renouvelées toutes les cinq minutes… C’est comme si l’on vivait dans un immeuble dont les briques seraient systématiquement remplacées chaque année. Si l’on conserve le même plan, il semble alors qu’il s’agisse du même immeuble. Mais en réalité, il est différent. Le corps ne reste pas le même, il est perpétuellement dans le flux du changement. Or, malgré cette instabilité d’une rivière en mouvement, le corps ne s’effondre jamais comme une simple pile de briques, une intelligence maintient son intégrité, se charge de coordonner la transformation du flux, ce qui permet de dire, vu de l’extérieur (celui qui se regarde dans la glace), que le corps reste le même. Pour ce qui est de la permanence, le corps est solide et stable comme une sculpture figée. Pour ce qui est du changement, il est mobile et fluctuant comme une rivière. S. CARFANTAN, La conscience et le corps, http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/conscorps.htm.

Le corps est une histoire à travers les âges de la vie. Il est à la fois le même et un autre de la naissance au linceul. La femme ou l’homme que l’on épouse à 20 ans n’est plus tout à fait la ou le même à 60 ans. Le bel apollon se mut inexorablement en senior vacillant. La belle vénus perd progressivement ses atours. Et pourtant il s’agit bien de cet homme et de cette femme connus quelques années auparavant. Le fil de l’histoire se tisse à travers les rides de la peau. Nous avons tous des cicatrices visibles ou invisibles. Tout le corps est un mémorial qui ne demande qu’à faire resurgir les souvenirs enfouis. Qui, n’a pas gardé en mémoire un souvenir heureux ou une blessure d’enfance. Nous avons tous notre madeleine de Proust qui vient attiser nos papilles sensorielles à l’improviste de notre existence. Ici une fessée mémorable, là un baiser volé, ou encore le premier acte sexuel sont autant d’événements qui façonnent notre histoire et alimentent le mémorial de notre corps.

Chaque histoire est singulière, tout à la fois pauvre et riche, mais toujours passionnante à entendre, car elle parle de la vie, de cette rencontre intime du corps avec le monde et les autres. Le corps est le lieu de la relation. C’est par lui, avec lui et en lui que nous vivons le monde. Le corps est l’écritoire d’une histoire d’amour.

Le corps médiation

Le corps est le lieu de l’expression et de la communication avec le monde. Il habite l’espace. Il est un lieu précis et c’est à travers ce lieu que le sujet découvre le reste du monde. Chaque corps est en quelque sorte le centre de l’univers dans le sens où chacun perçoit l’univers à partir de son propre corps. Tout est ramené à soi par le jeu des sens. Le corps vit le monde. Il réagit favorablement ou défavorablement aux forces cosmiques, aux conditions climatiques, à l’environnement naturel. Le corps se laisse envahir par le parfum d’une rose, le bouquet d’un vin ou la caresse d’une main. Le corps est le lieu de la perception et de la réception du monde.

Le corps est le lieu où se jouent toutes les relations avec l’univers. Le corps porte l’inscription du cosmos et, en même temps, le cosmos est marqué de la présence du corps. Il accueille la signification des choses du monde et donne une signification aux choses du monde. Il n’est pas une entité isolée dans un univers hostile. Il communie au monde.

Il n’est pas seulement un objet parmi tous les autres objets, un complexe de qualités sensibles parmi d’autres, il est un objet sensible à tous les autres, qui résonne pour tous les sons, vibre pour toutes les couleurs, et qui fournit aux mots leur signification primordiale par la manière dont il les accueille . 

Le corps est aussi le lieu de la relation à l’autre. Il n’est pas cause et instrument des relations à l’autre, mais médiation. Le corps de l’autre est rabaissé au rang d’instrument lorsqu’il n’est perçu et appréhendé qu’à travers un organe particulier ou lorsqu’il est utilisé à une fin personnelle. Ainsi le corps de l’autre, à travers son seul sexe, peut être utilisé comme un instrument de jouissance. De même, le maître utilise le corps de son esclave pour réaliser ses propres desseins. Par la médiation du corps, l’autre n’est pas perçu comme une somme d’organes indépendants les uns des autres. Le corps forme un tout. La perception d’un organe se fait en référence à une totalité. Ainsi, le sexe n’est pas un organe isolé dont l’homme ou la femme pourrait jouir en faisant abstraction du reste du corps.

En tant que médiation, le corps ne désigne pas un outil dont le sujet se servirait, mais « le milieu dans lequel s’effectue l’accès à la subjectivité humaine », le lieu de la relation, le champ de la communication. Le corps est le lieu de l’avènement de la rencontre. Le désir se dessine et se nourrit en lui. Le toucher, plus que tout autre contact, le façonne et l’éveille. Le corps est le lieu où se jouent les tensions avec l’autre. Les sens s’érigent en portes de ce lieu interdit ou consenti. Ils avertissent le corps d’une présence, voire d’un danger. La douleur signale un dysfonctionnement. Le plaisir témoigne au contraire d’un bien-être.

C’est dans la médiation du corps que l’histoire intime de chacun s’extériorise.

Le corps propre se révèle être le médiateur entre l’intimité du moi et l’extériorité du monde .

Chaque corps est une histoire au cours de laquelle s’est forgée une sexualité avec ses capacités, ses désirs et ses limites. Le corps est l’histoire d’un homme ou d’une femme, celle d’un homme et d’une femme. Cette histoire se révèle en un lieu corporel riche en événements passés et porteurs d’espoir. La parole vivante porte, au présent, cette tension entre le passé et l’avenir. Ce corps, moulé par la vie, s’offre comme lieu de rencontre avec l’autre.